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Antoine de Saint Exupéry [1]

La soif d’exister (1900-1936)
Bernard Marck

 Coup de cœur 2012 

Auteur de fond, si l’on peut dire, Bernard Marck est renommé pour produire des biographies de qualité. Ses travaux sur des personnalités de premier plan dans l’aéronautique (dernièrement Amelia Earhart) se caractérisent par leur richesse, marquée par un souci du détail qui n’exclut cependant ni la sensibilité, ni la rigueur du propos.

Et voici qu’il a choisi de nous raconter Antoine de Saint Exupéry. Fichtre ! Les biographies ne manquent pas, mais aucune, apparemment, ne réussit à décrire l’extraordinaire complexité de cet homme-là… Écrire sur Saint-Ex c’est ouvrir, pli après pli, un éventail délicatement coloré, finement ouvragé. L’homme est vaste… Saint Exupéry est un grand écrivain. Un humaniste, aussi. Et puis c’est un pilote, un passionné du vol très tôt converti. Mais peut-être l’est-il plus encore de manière intellectuelle, par la rencontre avec l’autre et avec soi-même, la faculté de défricher l’inconnu de l’homme. L’avion, qui à son époque commence tout juste à rapetisser le monde, élargit, enrichit son regard…

C’est cet éventail, et les parfums qui s’en dégagent, que veut nous révéler Bernard Marck ; une vision aussi complète qu’il est possible de la concevoir. Il y consacre pas moins de deux gros ouvrages ; le premier, qui couvre les années de 1900 à 1936, est titré « La soif d’exister ». Le deuxième, intitulé « La gloire amère », fera l’objet d’une autre chronique.

Quel homme était le compagnon des pionniers de l’Aéropostale, l’écrivain, le pilote de reconnaissance ? À lire l’œuvre de Saint-Exupéry, on croit ressentir une personnalité des plus surprenantes. On l’adore ou il agace… Un amoureux des femmes peu doué pour le quotidien, un intellectuel passionné qui fréquentait le Montparnasse de l’entre-deux guerres, un homme d’idées, aussi, ardent dans leur expression, qui savait réunir les penseurs dans des débats enfiévrés et nocturnes. Un mangeur de vie, encore, qui n’accordait guère d’attention à sa santé et à son corps… Saint Exupéry fut certainement un peu de tout cela. Et puis il y avait l’ami fraternel. De Reine, de Mermoz, de Guillaumet et de tant d’autres, parmi lesquels Léon Werth, qui lui fut très proche, et qui a parlé de cet homme au regard si tendre dans un ouvrage précieux.

Le jeune Antoine est un enfant protégé, plein de finesse, passionnellement attaché à sa mère auprès de qui il se réfugie souvent, mais aussi un chef de bande, créateur de mondes où il tente d’entraîner toute la famille. Adolescent entiché de poésie, jeune homme rêveur, il découvre Paris et une liberté toute neuve à l’occasion de ses études : les premières amitiés —qui dureront —, les succès féminins — qui se succèdent —, les premières confrontations aux questions et problèmes des adultes… C’est une initiation pour ce fils de famille, par ailleurs élève quelque peu dilettante. À l’approche du service militaire, il choisit l’aviation, s’y destine avec pugnacité, mais ne parviendra à piloter sous l’uniforme qu’après une formation civile. Cette période voit aussi l’émergence de l’intellectuel, que son cercle familial met en relation avec quelques esprits phares de l’époque. Puis il y a l’Amour majuscule, en la personne de Louise de Vilmorin. Une relation dense ; mais les fiançailles n’aboutiront pas… À travers toutes ces expériences, le jeune homme affûte petit à petit son humanité… Et commence d’affirmer ses ambitions.

Viennent les premiers écrits. Sa plume s’affirme sans hâte, à la lumière de son regard aigu. Il faut dire que l’homme aime accumuler les expériences. Bernard Marck nous montre d’ailleurs que ce « Pique la Lune », selon un de ses surnoms, n’est pas exempt de paradoxe : distance qu’il met entre lui et les choses, mais volonté d’appartenance, chevillée au corps. Piloter sa vie, mais la vivre en équipage. Être partie prenante d’une grande chose, mais s’en extraire librement… Une distance qui se manifeste aussi par une espèce de désinvolture. Ainsi en va-t-il de son « auto-sabordage » au concours d’entrée à Navale ; ainsi, également, de son retard d’une heure quand il vient se présenter auprès de l’impitoyable Daurat pour un poste de pilote…

Daurat, c’est « La ligne »… Bernard Marck nous en dépeint avec talent les ambiances, telles que les ressent le futur auteur du Petit prince. La ligne révèle un Saint Exupéry humble, adepte de la vérité qui naît d’une vie au contact du danger, de l’exotisme, et de la fraternité des « ouvriers du ciel »… Au goût de ses compagnons elle va parfois, aussi, laisser s’exprimer un peu trop le caractère fantasque de « Monsieur le comte ». Mais cet univers de l’essentiel est fertile en sensations qui réveillent le poète et colorent son univers personnel, tout en lui offrant d’autres amitiés, parmi les plus profondes qui soient. L’aventure de la ligne n’aura qu’un temps, mais Antoine y forgera sa silhouette. Et dans l’errance qui suivra, à travers une époque agitée de soubresauts terribles, va s’affirmer un grand écrivain… Et puis il y aura d’autres aventures.

Il y a aussi Consuelo. Un « tourbillon », comme la qualifie Bernard Marck. Une relation pas vraiment simple dès la première rencontre. Antoine, subjugué, est maladroit. Quant à Consuelo, femme libre, au caractère volcanique, on ne la conquiert pas par quelques exploits aéronautiques… Mais il la demandera en mariage avant même de l’avoir embrassée. Leur couple va être l’alliance de deux personnalités fortes, vivant, l’un à côté de l’autre, une relation-voyage, aux escales entrecoupées d’absences …

Après les périples d’Orient, après la guerre d’Espagne qui donne au journaliste Saint Exupéry l’occasion de parler d’humanité en décrivant l’horreur, le livre se clôt sur la disparition de La Croix du Sud. Mermoz… Au milieu de tant d’autres choses, l’amitié indéfectible, la complicité des promenades nocturnes dans Paris… Comme, avec la fin d’un premier tome, la fin d’une première vie d’Antoine de Saint-Exupéry.

Il y aurait tant à dire encore sur ces quelque 550 pages… Certes, si l’on a déjà lu sur Saint-Ex on croisera chez Bernard Marck la trace des nombreux autres ouvrages de sa bibliographie. Que l’on se rassure : dans une impeccable discipline d’historien, l’auteur a exploré, bien ratissé les sources. Certes aussi, l’écriture de Bernard Marck est riche, au point peut-être de le paraître un peu trop à certains lecteurs. C’est quand même de la belle ouvrage. Et puis nous sommes dans le domaine du langage du cœur ; à travers le travail intègre qui a donné naissance à ce livre, on croit parfois retrouver dans les mots de Bernard Marck un peu des mots de Saint Exupéry…

Philippe Boulay


560 pages, 15 x 24 cm, couverture souple
0,695 kg

Coup de cœur 2012

Antoine de Saint Exupéry (1) La soif d’exister (1900-1936)
Antoine de Saint Exupéry (2) La gloire amère (1937-1944)

NDLR : On remarquera que dans ce texte le trait d’union est absent du patronyme de Saint Exupéry. Que le lecteur ne s’en formalise pas : c’est ainsi que l’écrit Bernard Marck… et c’est ainsi que l’orthographiait Antoine de Saint Exupéry lui-même.

En bref

L’Archipel

ISBN 978-2-8098-0625-0

coup de cœur 2012
Chronique : Philippe Boulay
24 €