Coup de cœur 2012 |
Il fallait bien deux énormes volumes pour aller chercher toute la complexité de la personnalité d’Antoine de Saint Exupéry et la richesse de sa chronique… Après un premier tome qui nous apprend mieux quel genre d’homme il était, Bernard Marck nous propose dans ce second ouvrage de suivre l’écrivain aviateur dans les périples de ses huit dernières années. Des années puissantes de la vie de cet homme peu ordinaire, et des années charnières pour le Monde. Car Bernard Marck n’omet pas d’éclairer son lecteur sur les bouleversements comme les frissons de la société d’alors. On s’y laisse emporter, et l’on y reste, très naturellement.
La gloire amère… Le sous-titre résume bien ce deuxième opus qui s’ouvre au début de 1937. L’ambiance autour de Saint-Ex n’est pas au beau fixe : après Vol de Nuit, paru en 1931, il faudrait un autre livre, qui tarde à se préciser. Et puis le vide, le manque de Mermoz, l’ami précieux, alors que le désordre de la vie personnelle d’Antoine — dont les femmes, si importantes, ne sont souvent que passagères — ne s’arrange pas… Plus encore, la situation internationale est catastrophique. Le journaliste Saint Exupéry revient accablé de son deuxième reportage en Espagne, il subit en Allemagne de sérieuses tracasseries dont il sort sombre, désabusé et inquiet. Comme une sorte d’éponge humaine, il absorbe les relents de ce monde qui est en train de mourir, et quand l’éponge est pleine il restitue l’amertume, la désillusion… Il ne trouve guère la paix qu’en vol, ou avec ses amis. Bernard Marck a d’ailleurs une belle expression à ce sujet : « Antoine est comme un tournesol : il se tourne vers l’amitié comme la fleur vers le soleil. Sans elle, sans cette chaleur, il dépérit ».
Grièvement blessé au début de 1938, en tentant un raid New York – Terre de Feu, Antoine se remet lentement, et travaille à son nouveau livre. Terre des Hommes sort l’année suivante, et c’est un chef d’œuvre. Le succès est immense. Avec lui, l’argent — qui file toujours aussi vite, la notoriété internationale et la rencontre avec des personnalités comme le couple Lindbergh… « Charles conquis, Anne séduite », écrit Marck… Saint-Exupéry est conquis, lui aussi, par cette Amérique où tout semble possible.
Mais arrive septembre 1939. Antoine a presque quarante ans, sa santé est médiocre, mais il veut en être. Son premier combat sera celui de la conviction, pour lequel il utilise tous les ressorts de ses relations. Il rejoint finalement le Groupe de grande reconnaissance 2/33. Là, il entre vite dans le moule exigeant de la fraternité d’armes, et devient un pilier de l’unité, non sans faire par ailleurs preuve d’un vrai courage. Toujours parmi les premiers à vouloir voler, il se révolte d’avoir à attendre son tour. Il « s’emmerde » dans les péripéties de la Drôle de guerre… Mais cette expérience lui permet de retrouver les valeurs de la Ligne. Et puis l’écrivain en tire son profit ; un autre grand livre en naîtra : Pilote de guerre.
Après l’armistice, comme beaucoup de ses camarades, Antoine ne sait trop que faire… Il ne croit pas à la poursuite du combat depuis l’autre côté de la Méditerranée, ni à l’Angleterre comme base de reconquête. Sans compter qu’il se méfie de de Gaulle. Il se rend à Vichy, et en revient très déçu par l’immobilisme et l’incertitude qui y règnent. Et puis il y a les mesures anti-juives, les brimades contre les intellectuels d’opposition et les artistes… Dans le même temps, ses éditeurs le réclament aux États-unis, mais il hésite à laisser son pays dans le désarroi… Il finira cependant par écouter ses amis, et partir. C’est à Lisbonne, alors qu’il attend son bateau pour New York, qu’il apprend comme anesthésié la disparition de Guillaumet et Reine, abattus en Méditerranée… Bernard Marck nous laisse deviner le froid qui envahit alors la chambre de Saint-Ex en le citant : « Me voilà vieillard et seul qui remâche tout ça pour lui-même. Je n’ai plus un seul camarade au monde à qui dire : Te rappelles-tu ? »
Antoine restera deux ans aux États-unis. Son séjour lui permettra de retrouver des amis, comme Pierre Lazareff, qui l’accueille, et aussi de nouer de nouvelles amitiés, comme avec Tyrone Power, mais aussi avec Jean Renoir, embarqué avec lui à Lisbonne… Séduit, très admiratif, le cinéaste se battra avec la dernière énergie pour ouvrir des opportunités cinématographiques aux livres de son ami.
On a beaucoup parlé des opinions et du comportement politiques de Saint Exupéry… Bernard Marck y consacre de nombreuses pages dans une relation honnête et délicate ; il y montre les faiblesses de l’homme en la matière, il y expose aussi les engagements de l’intellectuel. Il faut dire que l’écrivain-pilote est très courtisé. Par la France Libre et par Vichy. Or, dans cette époque de passions exacerbées Saint Exupéry a un défaut majeur : il est indépendant. Il refuse tour à tour les avances des deux parties ; on l’a même nommé à une fonction officielle à Vichy sans lui demander son avis. Le temps qu’il démente, le mal est fait…. Ses détracteurs ne manqueront pas de le lui rappeler, il en souffre, même s’il réagit peu.
Car l’ancien du 2/33 espère bien reprendre le combat au plus vite, il piaffe, s’impatiente. Non, il ne veut pas jouer les ambassadeurs. Non, il ne veut pas de vols pépères à l’arrière. Il veut se battre pour son pays. Rien d’autre. Et en attendant il essaie de se rendre utile. Profitant de sa notoriété il tente démarche sur démarche auprès des autorités américaines pour les convaincre de lui permettre de s’engager dans la guerre. Et dans le même temps, sur une nappe en papier, se dessine un petit bonhomme blond, qui bientôt se met à sautiller, obsession voletante dans la pensée d’Antoine…
Il écrira encore deux ouvrages avant de quitter l’Amérique. Avant Le Petit Prince, dont la naissance est l’objet de toutes les attentions de Consuelo pour son mari, il y aura eu un autre livre « différent », cet acte d’amitié insigne qu’est La Lettre à un otage.
On sait qu’Antoine de Saint-Exupéry a eu gain de cause dans son obstination à retourner au combat, avec ses frères d’armes du 2/33. Une obstination, nous rappelle Bernard Marck, dont il a dû continuer de faire preuve, encore et encore, bien plus tard… Il a abordé l’Afrique du Nord, le 4 mai 1943, lui et ses camarades du 2/33 se sont retrouvés avec joie. Et le chemin a été dur, et bien long avant le premier survol de la terre de France aux commandes d’un Lightning. Le reste est l’Histoire. Les pages que Bernard Marck consacre à cette période, comme le reste de son livre, sont riches. À plus d’un point de vue.
Cet ouvrage révèle décidément l’homme, mais aussi l’écrivain Saint Exupéry, avec beaucoup de vérité. On pourrait penser qu’il parle peu de Citadelle, dont l’écrivain avait dit que ce serait son livre posthume, dont les notes — une pleine valise — le suivirent partout pendant ses dernières années, et ne furent réunies en un livre qu’en 1948. Citadelle est pourtant un peu, on ne peut manquer de le ressentir si l’on a la chance de l’avoir lu, le fil rouge de ce deuxième opus. Cela montre bien — on nous pardonnera cet avis très personnel — à quel point Bernard Marck a su se rapprocher de Saint Exupéry, car Citadelle est probablement son livre le plus puissamment intime.
Bernard Marck termine cet ouvrage sur un parallèle qui pourrait paraître quelque peu hardi. Et pourtant… Antoine de Saint-Exupéry s’est continuellement trouvé, voire situé par sa volonté propre, entre deux mondes. Entre les deux femmes qui ont le plus marqué sa vie : Consuelo et Hélène de Vogüé. Entre la volonté d’engagement et le refus du n’importe quel prix, aussi ; entre l’enfance et l’âge adulte, quelque part. Mais aussi entre la vie et la mort en bien des occasions, entre le fantasme et la rigueur, entre l’avance acharnée des choses et la contemplation de l’immobile… C’est tout le talent de l’auteur que d’avoir su, à propos d’un homme aussi complexe, offrir une telle amplitude à son lecteur sans jamais trahir ni le sujet, ni l’objet.
Philippe Boulay
528 pages, 15 x 24 cm, couverture souple
0,695 kg
– Coup de cœur 2012
– Antoine de Saint Exupéry (1) La soif d’exister (1900-1936)
– Antoine de Saint Exupéry (2) La gloire amère (1937-1944)
Bernard Marck (à gauche) et Yves Marc (à droite) au Salon du livre du Festival « Des étoiles et des ailes »
Le climat m’était pas à la morosité
Toulouse 17 novembre 2012 – Document Aérobibliothèque/Livreaero