Pas facile déjà d’espérer devenir pilote dans l’Amérique des années vingt quand on est une femme. Impensable même, lorsque le postulant, en plus d’être du sexe féminin, cumule le handicap d’appartenir à la race noire. À l’époque, les lois Jim Crow interdisent aux gens de couleur de fréquenter les quartiers blancs, les églises, les transports en commun, les lieux publics, les hôtels et les restaurants.
C’est dans ce contexte que naît Bessie Coleman au Texas, le 26 janvier 1892, d’un père métis avec trois-quarts de sang indien de la tribu des Choctaw et un quart de sang noir. Un métissage d’autant plus dur à assumer que le Texas reste ancré dans ses anciens préjugés. Les vexations, les humiliations et les lynchages quotidiens infligés en toute impunité aux populations noires finissent par avoir raison de George Coleman. Il quitte sa famille pour rejoindre l’Oklahoma où il obtient la pleine citoyenneté. Cet événement va renforcer l’esprit combatif de Susan Coleman, restée seule pour élever ses quatre dernières filles. Les aînés ont déjà rejoint Chicago où ils ont trouvé des « petits » emplois.
À l’école, qu’elle fréquente en dehors des périodes de récolte du coton, la jeune Bessie s’enthousiasme des combats menés par Harriet Tubman, ancienne esclave activiste pour les droits civiques du peuple noir et qui a mis en place un réseau d’exfiltration d’esclaves fugitifs. La fillette se nourrit également de la lecture de l’Underground Railroad, écrit par William Still. L’écrivain relate dans le détail comment trois cents esclaves ont accédé à la liberté en rejoignant les États du Nord lors de la guerre de Sécession. Bessie rêve alors d’un destin identique à celui de Miss Tubman : militer pour que sa race soit enfin reconnue dans toute la société américaine et surtout accéder aux mêmes droits que les Blancs. Son niveau d’instruction étant trop faible pour suivre des études secondaires, elle s’inscrit aux cours préparatoires d’une université ouverte en 1897 par (et pour) la communauté afro-américaine. Au détour d’un cours, sa professeure de mathématiques parle des exploits de la baronne Raymonde de Laroche, la première femme au monde à avoir obtenu le brevet de pilote d’avion en 1909 et de Harriet Quimby, première Américaine blanche à être titulaire d’une licence en 1911. Bessie range ces deux noms dans un coin de sa mémoire réservée aux rêves et se consacre à ses études.
Certes, elle pourrait suivre le chemin de ses aïeules, accepter sans rechigner les humiliations, les lynchages ou les éventuels viols. Elle devrait aussi se marier, avoir des enfants, travailler à la récolte du coton ou au mieux, trouver un emploi de servante chez des Blancs un peu plus humanistes, tout comme le fait sa mère pour assurer la subsistance de la fratrie. Mais Bessie étouffe dans ce monde morne et cruel et ne songe qu’à s’émanciper. Un journal, le Chicago Defender, distribué sous le manteau, exhorte les Noirs à rejoindre le Nord à grands coups de slogans racoleurs : « Mieux vaut le froid du Nord que l’humiliation du Sud ». C’est décidé, la jeune femme plie bagage et part à la conquête de Chicago, où résident ses deux frères.
Lorsque l’Amérique entre en Guerre aux côtés des alliés en 1917, ses aînés sont mobilisés au 8th Army National Guard, totalement composé de soldats de couleur. Pour Bessie, bien qu’elle s’inquiète pour eux, la guerre change de visage lorsqu’elle lit le Chicago Defender qui relate les exploits d’Eugène Buller, premier Noir à obtenir son brevet de pilote de chasse et de reconnaissance sur le territoire français. Ainsi, la France accepte les bonnes volontés sans distinction de race, ni de couleur. Le pays des droits de l’homme et du citoyen représente son ultime salut et dès 1920, elle débarque à Cherbourg, fermement décidée à revenir chez les siens nantie du titre de « première femme noire au monde pilote d’avion ».
Le lecteur, qui rêve encore de l’Amérique comme étant la terre de tous les possibles, tournera la dernière page de ce livre quelque peu ébranlé dans ses convictions, par la description d’une Amérique violente et cruelle, figée dans son carcan de préjugés raciaux, telle qu’elle l’était dans les années à l’époque de la ségrégation. Les autres y trouveront un hymne à l’espérance et à la soif de liberté d’une femme que la couleur empêchait d’étancher. Quant aux passionnés d’aéronautique, ils se régaleront des passages consacrés aux écoles d’aviation, notamment celle du Crotoy, d’où l’Ange noir, breveté le 21 juin 1921, a pris son premier envol à bord d’un Caudron G3.
Corinne Micelli
168 pages, 15 x 24 cm, broché
– Du même auteur sur le même sujet : Les ailes noires