Parmi tous les livres parus à l’occasion du Centenaire de la traversée de la Manche par Louis Blériot, outre le fait qu’il nous rappelle le souvenir d’un aérodrome oublié, ce bel ouvrage collectif a le mérite de nous faire suivre toute la carrière de l’industriel français jusqu’à sa disparition en 1936, même s’il n’a pas l’ambition d’en être la biographie, et non juste les préparatifs de cette traversée ; on peut regretter à ce sujet que cette commémoration n’ait jusqu’ici pas été l’occasion de publier une telle biographie qui reste donc à écrire, si on exclut le gros volume inclassable dû à la plume de son petit-fils et publié il y a quelques années par les éditions Maeght.
Au lieu de cela, nous avons vu fleurir un certain nombre de livres qui présentent cette traversée comme une sorte de point d’aboutissement des travaux de Louis Blériot, oubliant au passage que ce qui fut avant tout un exploit sportif est en grande partie passé à la postérité à cause de la panne relativement inattendue du moteur d’Hubert Latham ! Dès le mois suivant, la plupart des participants à la Grande Semaine de Reims apporteront la preuve qu’ils avaient la capacité de réaliser un tel vol, que Wilbur Wright considéra même sans intérêt significatif, insensible à la valeur particulière que représentait cette liaison entre deux nations qui venaient à peine de tenter de mettre fin à des siècles de rivalité.
Pour revenir à notre sujet, c’est donc un Louis Blériot beaucoup plus serein qui retrouve à l’automne 1909 le plateau de Buc qu’il a survolé au début de l’année en essayant son nouveau Type XI depuis le terrain sommairement aménagé par Robert Esnault-Pelterie au bord de l’étang de Trou-Salé à Toussus le Noble. Son exploit inespéré lui a assuré la promesse de nombreuses commandes de la part d’amateurs fortunés, qui seront toutefois moins nombreux que le rêve encore vivace de « l’avion pour tous » laisse imaginer. C’est finalement l’Aéronautique militaire naissante qui concrétisera cette promesse dans les mois qui suivent, faisant en réalité davantage confiance à sa qualité d’industriel qu’à la valeur intrinsèque de ses aéroplanes… lequel industriel avisé a parfaitement compris que l’image de son entreprise est primordiale, ce qui le conduit, maintenant que sa situation financière est bien meilleure, à faire l’acquisition des terres (et des bâtiments) de la ferme du Haut-Buc, avec le projet d’y aménager un aérodrome qui doit devenir sa vitrine parisienne.
Il n’y a pas lieu de détailler ici l’histoire de l’aérodrome à partir de 1909 ; on notera cependant qu’il ne va cesser de constituer un véritable miroir des bonnes — et moins bonnes — fortunes de Louis Blériot.
Alors que ses appareils peinent à suivre les rapides progrès dans les années qui précèdent la guerre, c’est encore son talent d’industriel qui le sauve. Doublement même, puisqu’en plus de voir ses ateliers réquisitionnés pour produire les avions de ses concurrents, il a réalisé un coup de maître en prenant le contrôle de la firme Deperdussin dont l’ingénieur Louis Béchereau va bientôt concevoir l’exceptionnelle série de chasseurs Spad, dont les exemplaires produits dans les usines parisiennes viennent faire leur essais de réception sur l’aérodrome, se mêlant au trafic déjà soutenu de l’école de pilotage réactivée de 1915 à 1917.
La guerre terminée, les installations qu’on peut imaginer promises à un développement important vont en réalité suivre le lent déclin de cet empire industriel né de la guerre, dont le premier signe à Buc est l’apparition de locataires à partir des années trente, dont l’Aéro-club Roland-Garros qui fera construire le long de la route de Toussus un intéressant club-house préfabriqué portant la marque de l’architecte Jean Prouvé.
La disparition de Louis Blériot en 1936, puis la nationalisation des ses ateliers au sein de la SNCASO ne font qu’accélérer le mouvement, et si la plate-forme reste la propriété de la famille Blériot, le nouveau groupe nationalisé ne semble pas vraiment s’intéresser au lieu qui accueille alors plusieurs petits utilisateurs, dont le plus actif est la SFCA de Jean Lignel.
Pour ne rien arranger, la Seconde Guerre mondiale voit disparaître presque toutes les installations : ce qui n’a pas été rasé par les Allemands pour dégager les abords du terrain est considérablement endommagé par les bombardements alliés, et ne restent debout à la Libération que le « château » dans un piètre état et un hangar…
La suite n’est que la lente décrépitude d’une plate-forme coincée entre les aérodromes de Toussus et de Villacoublay, agonie qui s’achève en 1966, avant qu’une zone industrielle n’y soit établie. Il ne reste aujourd’hui pour tout souvenir — outre les vestiges du portail construit en 1909, qu’un hangar un peu plus récent, habilement restauré par son propriétaire, et inscrit à l’Inventaire supplémentaire.
Nous avons déjà signalé le développement d’un réel engouement pour l’Histoire des aérodromes français, qui se traduit par l’apparition de sites web spécialisés ou la publication de monographies locales, malheureusement d’un niveau très inégal ; raison de plus pour saluer l’excellente qualité du présent ouvrage.
Parmi toutes les formes que peut prendre cette Histoire locale, le spectacle de l’intrusion de l’aéronautique dans une région ou une communauté est trop souvent abordé dans le mauvais sens, en se plaçant dans la position de la population locale « regardant passer » l’aviation. Des éléments retrouvés dans les archives municipales ou départementales sont associées à des articles de la presse de l’époque pour composer une sorte de patchwork, dont paradoxalement le ton plus ou moins volontairement passéiste rencontre un certain succès auprès de lecteurs friands de l’évocation d’un « bon vieux temps », le contexte aéronautique étant hélas trop souvent réduit aux informations piochées dans une Histoire de l’aviation consultée à la bibliothèque municipale…
Heureusement, rien de cela ici, la collégialité du travail ayant certainement permis d’explorer davantage de directions de recherche; si les sources locales n’ont pas été négligées — et en particulier de très intéressants témoignages oraux, les auteurs ont su y retrouver la marque des événements aéronautiques survenus à un niveau national, voire international. Cette approche trouve en particulier tout son intérêt à propos de la deuxième partie de la vie de l’aérodrome de Buc… et de sa disparition inéluctable au fur et à mesure que la pression des autres aérodromes voisins se fait plus pressante, de même que celle de l’urbanisation progressive des environs, les témoignages montrant parfaitement l’ambivalence des sentiments des riverains bucois face à une gêne sonore qui est en même temps une manne financière pour nombre d’entre eux…
Quant à la « période Blériot », on (re)découvre la vie plus que chaotique d’un groupe industriel qui tente de faire oublier la médiocrité de ses productions derrière l’image de son créateur, l’expérience SPAD sous la direction de Louis Béchereau mise à part. Une fois celui-ci remplacé par André Herbemont, il semble que ce dernier soit d’une certaine manière forcé à maintenir la voie de la formule monomoteur, de manière à réserver à la maison mère la production de multimoteurs quelques peu condescendants avec l’aérodynamique… qui se vengera bien !
D’une certaine manière, on peut néanmoins regretter que l’important développement de l’ouvrage consacré à cette première période finisse par presque repousser l’aérodrome de Buc à l’arrière-plan du récit, en rendant du coup moins convaincante une deuxième approche possible de l’Histoire locale qui consisterait à s’intéresser à ce en quoi l’aéronautique est visible dans le paysage, que ce soit à travers ses infrastructures, mais aussi dans sa vie quotidienne qui, malgré l’image d’un espace aérien sans limites, se déroule le plus souvent au sol où un aéronef incapable de longues navigations autonomes est tributaire d’une assistance importante.
À cet égard, on aurait aimé avoir plus de détails sur le développement de cette aérodrome entre 1909 et le début de la Première Guerre mondiale. Car s’il semble acquis que les premiers aménagements suivent de peu l’achat des terres par Blériot, il est surprenant — comme le font justement remarquer les auteurs — que ce soit à Villesauvage, près du site du futur aérodrome d’Étampes, qu’une école soit aménagée l’année suivante, au voisinage de celle ouverte par Henry Farman. Il faut attendre 1912 pour la voir rapatriée à Buc, où les cartes postales de l’époque montre que la construction du château et de ses bâtiments annexes ne commencent pas avant 1913… Peut-être aurait-il fallu tenter d’exploiter cet important fonds de cartes postales qu’il est généralement possible de dater avec une certaine précision en prenant comme butoir une date manuscrite ou un cachet postal, l’expérience montrant par ailleurs que ces clichés font la plupart du temps l’objet d’un nombre limité de campagnes de prise de vues. Une chronologie de ces travaux pourrait apporter quelques premiers éléments de réponse à cet étonnant hiatus de plus de trois ans. Quoi qu’il en soit, nous sommes parfaitement conscients — par expérience — de la difficulté de rassembler des sources concernant une période pourtant encore assez proche. Lorsqu’on avance dans le temps, ces sources se font manifestement plus nombreuses et le récit nous apparaît progressivement plus vivant, grâce encore une fois aux témoignages recueillis auprès d’anciens habitants de la commune, de la même manière que celle trouvée par Geneviève Sandras-Dextreit en 2008 pour nous faire pénétrer le quotidien de l’aérodrome voisin de Toussus le Noble.
Tout ceci ne nous empêche pas de répéter que ce livre demeure un travail remarquable, où les amateurs trouveront sans doute réponse à leurs questions à propos du passé de cette plate-forme au destin singulier. Que les auteurs veuillent bien nous pardonner d’avoir profité de la qualité de leur œuvre pour aborder quelques problèmes généraux qui se posent aujourd’hui à l’Histoire locale aéronautique, en espérant que les habitués de l’Aérobibliothèque pourront y trouver quelques pistes expliquant certaines de nos réserves faites récemment à l’encontre de tel ou tel ouvrage d’histoire locale.
Il serait injuste de conclure sans saluer le soutien accordé à ce livre par la Municipalité de Buc, témoignant ainsi que ce vaste pan de son passé ne lui est pas indifférent.
– Auteurs : Émile Arnaud, Yvan Clerc (coordinateur), Anissa Dekar-Thaminy, Jean-Claude Guiriec, Henri Mulotte, Patrick Nérot.
Pierre-François Mary
160 pages, 27 x 21 cm, relié couverture rigide