Parmi les compagnies aériennes françaises nées dans les mois qui suivirent la fin de la Première guerre mondiale, la « Franco-Roumaine » eut la particularité d’être fondée avec le soutien d’une banque étrangère; son caractère paneuropéen s’accrut encore avec un apport de capital venant de différents pays d’Europe Centrale qui espéraient que leurs capitales puissent bénéficier du « réseau » projeté, essentiellement constitué autour d’un axe Paris-Bucarest que ses promoteurs espéraient poursuivre un jour vers Constantinople, rêvant même secrètement au Proche-Orient, où la France venait d’obtenir un mandat d’administration des anciennes possessions ottomanes de Syrie.
Née à Prague, Maryla Boutineau a pu accéder à de nombreuses sources inédites en France grâce à sa maîtrise de plusieurs langues d’Europe Centrale; le résultat est un ouvrage en quinze chapitres couvrant chacun une année de la vie de la compagnie, depuis le projet mis sur pied par l’ancien pilote militaire Pierre de Fleurieu en 1919 avec l’aide d’une banque roumaine, jusqu’à la fusion en 1933, au sein d’Air France, de celle qui était devenu entre-temps la Compagnie Internationale De Navigation Aérienne (CIDNA).
Ce découpage par année se prête bien à la description du développement de la « Franco-Roumaine », d’autant plus que jusqu’en 1928, la météorologie des mois d’hiver en Europe Centrale contraint d’arrêter l’exploitation entre les mois de novembre et d’avril, pour des raisons évidentes de sécurité des vols. Si cette présentation est également bien adaptée pour suivre l’évolution rapide de la flotte, une autre formule aurait probablement été préférable pour décrire les différents aérodromes utilisés le long des branches du réseau, qui s’en trouvent de fait éparpillés dans l’ouvrage, un terrain n’apparaissant parfois qu’à propos de l’ouverture de la buvette mise à la disposition des passagers !
Un chapitre de synthèse aurait peut-être également été nécessaire à propos de ce qui fait aujourd’hui la renommée de la compagnie, à savoir la première liaison commerciale de nuit avec des passagers, en septembre 1923 ; il aurait permis de prendre du recul vis-à-vis de ce qui va se révéler une feu de paille : comme les années précédentes, tous les vols s’arrêtent dès le mois de novembre suivant, et les difficultés rencontrées par les pilotes pendant les premières semaines d’exploitation nocturne conduisent à reporter en 1925 la reprise de celle-ci selon des horaires aménagés pour réduire la période de vol dans l’obscurité; quelques pages plus loin, on découvre même sur la reproduction d’un horaire des vols pour l’été 1927 qu’aucun avion ne se posait après 20 heures !
Malgré les très nombreux témoignages que l’auteure a pu retrouver, on aimerait en savoir davantage sur les conditions dans lesquels ces vols éphémères furent réalisés, et avec quelle régularité ? Les souvenirs des pilotes qui ont pu être retrouvés évoquent par ailleurs des vols de jour qui se terminaient au ras du sol lorsque la visibilité se dégradait, une solution difficilement applicable dans l’obscurité: que faisaient-ils de nuit dans ces conditions ?
Au passage, les souvenirs de Louis Guidon donnent un éclairage intéressant sur le réseau de phares aériens installés par le service français de la navigation aérienne, mais aussi par la compagnie elle-même sur la route de Paris à Strasbourg : quand il faisait beau, le pilote avait du mal à les distinguer parmi les autres lumières qui commençait à se développer, et dans la brume il ne les voyait plus… On peut toutefois imaginer qu’il évoquait là les premiers phares à l’acétylène, peu puissants, rapidement remplacés par des lampes au néon beaucoup plus brillantes : après tout, ne nombreux aéroports américains possèdent encore de telles phares qui sont parfaitement repérables dans l’environnement lumineux actuel.
Il était tentant pour l’auteure de nous livrer une sorte de chronique épique de ce qui fut une véritable aventure, en coûtant la vie à seize pilotes (au souvenir desquels il faut associer celui de leurs passagers), mais on aurait aimé plus d’informations sur l’aspect économique de l’affaire; la reproduction répétée d’articles de presse de l’époque ou de documents commerciaux venant de la compagnie n’aide pas à se constituer un point de vue objectif sur la réussite de l’entreprise, d’autant qu’il n’est fait pratiquement jamais fait référence à la concurrence des compagnies étrangères qui apparurent au cours des années.
Les seuls « chiffres officiels » sont donnés en tête de chapitre, mais très curieusement, le nombre de passagers-kilomètres (c’est-à-dire la somme dans l’année du produit pour chaque vol de la distance parcouru par le nombre de passagers) est moins grand que le seul total des kilomètres parcourus, comme si un très grand nombre de vols avaient réalisés à vide… des multiples de dix ne se sont-ils pas perdus en chemin ?
Finalement, une très belle mise en page et une iconographie de grande qualité ne peuvent empêcher un sentiment de « rester sur notre faim », face à une forme d’histoire aéronautique épique un peu dépassée aujourd’hui…
Pierre-François Mary
232 pages, 30 x 22 cm, Relié, 1,140 kg