Si les premières tentatives aéronautiques concrètes qui sont réalisées au tournant du début du XXe siècle donnent l’impression d’une activité essentiellement artisanale, il ne faut que quelques années pour que cette industrie naissante ne fasse plus appel qu’aux meilleurs techniques du moment, voire qu’elle en pousse le développement, comme c’est le cas des moteurs rotatifs par exemple.
Il suffit alors que les besoins des belligérants en accélèrent le phénomène pour qu’au début des années vingt l’aéronautique acquière la place qu’elle a encore aujourd’hui, renforcée même par l’apparition d’une industrie spatiale, celle de LA technologie avancée par excellence. Les progrès continus qui furent nécessaires au maintien de cette position, on pourrait les imaginer comme le fruit d’un dialogue entre le chercheur dans son laboratoire d’une part, et l’ingénieur d’autre part, ce dernier attaché à rendre rationnellement faisables les résultats du premier.
Ce serait sans compter avec l’irruption d’un troisième larron dans l’affaire, comme nous le montre Jean Carpentier dans la passionnante introduction à ce gros ouvrage. Alors que le profil des deux premiers personnages peut être relativement stéréotypé, cet innovateur défie toute tentative de définir le contour d’un portrait standard; venant parfois d’un monde complètement étranger à l’aéronautique : il est celui qui va chercher ailleurs la bonne idée, le plus souvent au bon moment – condition souvent indispensable pour que cette innovation rencontre la réussite. L’auteur nous rappelle que cette innovation peut de plus revêtir différents aspects : si l’amélioration technologique nous vient immédiatement à l’esprit, cette innovation peut aussi être économique, conceptuelle, et même s’exercer dans le domaine de l’organisation, civile ou militaire. Il y a là une dizaine de pages que tout historien de l’aéronautique – et même de l’ensemble des techniques – pourra lire avec le plus grand profit.
Malheureusement…, malheureusement, il est difficile de retrouver l’étude de ce singulier ménage à trois dans les quelques sept cents pages qui suivent!
L’auteur ouvre son étude en évoquant plusieurs grandes figures du XIXe siècle, certaines peu connues, comme les aérodynamiciens Kutta et Joukovski, mais sous la forme de notices plus ou moins longues qui ne permettent pas d’apprécier combien les échanges furent primordiaux au cours de ce siècle qui vit progressivement se mettre en place le concept d’aéroplane moderne. Sauf à nous affirmer ici et là qu’on a bien affaire à un authentique innovateur, il ne s’applique jamais à nous montrer comment s’appliqua ce commerce intellectuel triangulaire décrit dans son introduction. C’est d’autant plus regrettable qu’il serait passionnant de voir jusqu’à quelles limites ce concept peut s’applique à une phase « pré-scientifique » de l’histoire aéronautique. On aimerait aussi qu’il développe son argumentaire quand il écrit que « …Jean-Marie Le Bris […] fut l’un de ceux qui allièrent, avec le plus d’efficacité, rigueur dans l’analyse et audace dans l’expérimentation », ou quand il avance parmi les « […] avantages incontestables (des travaux d’Ader) : un excellent profil, une forme en plan de voilure correcte[…] ». Au final, la notice la plus convaincante — consacrée aux deux frères Wright, et ce malgré un ton général où l’on pourrait déceler une pointe de chauvinisme — montre seulement qu’on est avant tout face à un simple problème de sources consultées par l’auteur, bien plus avancées et abouties dans le cas des deux Américains.
Le siècle qui couvre le développement de l’aéronautique pratique jusqu’à nos jours suit au long d’un peu moins de deux cents pages, découpées en trois parties de tailles inégales, l’âge dit de « l’avion à réaction » en occupant plus des trois quarts. Peut-on toutefois le reprocher à l’auteur qui fut à la fois acteur et observateur de cette période particulièrement riche ? Si le texte prend alors une forme plus synthétique, les deux premières parties – comme pour le XIXe siècle, ne se penche pas réellement sur le fonctionnement de l’innovation. Cette problématique n’apparaît finalement que de manière épisodique dans les pages consacrées aux temps que l’auteur a le mieux connus, mais dans lesquelles les progrès réalisés hors de France ne représentent guère plus d’un dixième du texte !
Arrivés à la conclusion, nous n’avons pas encore dépassé le milieu de l’ouvrage… car, cédant à une tradition bien ancrée dans les services officiels, l’auteur a complété son discours d’un grand nombre d’annexes diverses. Certaines sont loin d’être inintéressantes et complètent le texte principal, même si les innovations n’y sont pas d’avantage clairement exposées ; d’autres frisent carrément le remplissage, comme ces cent pages d’événements datés dont le lien avec une innovation est loin d’être probant… ou bien plusieurs séries de courtes notices biographiques, forcément incomplètes (le pilote Guy Gibson, patron du raid bien connu sur les barrages de la Ruhr y apparaît à ce titre, mais pas sir Barnes Wallis — un réel innovateur pour le coup, qui fut concepteur des projectiles employés, après avoir développé les structures en treillis dit géodésique — autre innovation que l’on retrouve en particulier sur le Vickers Wellington).
Le lecteur trouvera certainement ici un certain nombre d’informations, mais nous sommes bien loin de ce que laisse espérer le titre du livre et il n’est pas illégitime de se demander quel intérêt présente un tel ouvrage. Peut-être est-il préférable de le recouvrir du voile pudique de l’oubli, en le considérant comme un « loupé ponctuel », tout en persistant à considérer comme extrêmement positif l’apport global que le monde industriel a apporté depuis une vingtaine d’années à l’Histoire aéronautique dans notre pays, en particulier à travers des institutions telles que l’Académie de l’Air et l’Espace, l’Association Aéronautique et Astronautique de France ou encore le défunt Comité pour l’histoire de l’aéronautique dont nous avons récemment salué l’important travail consacré aux Ateliers Industriels de l’Air.
Pierre-François Mary
736 pages – 17 cm x 24 cm, broché