Claude Carlier est l’un des très rares historiens institutionnels aussi passionnés par l’aviation que les amateurs qui nous permettent de découvrir tant d’aspects de cette fabuleuse aventure. On lui doit de nombreux ouvrages très rigoureux, sur des sujets allant de Clément Ader et les frères Wright à la conquête spatiale, en passant par EADS et Matra. Mais son sujet de prédilection, c’est Dassault. Après des ouvrages bibliographiques sur Marcel et Serge Dassault et un historique de la société en deux volumes, voilà qu’il nous propose un parallèle entre les deux générations qui ont dirigé leur entreprise durant plus d’un siècle à eux deux. Carlier indique d’entrée que ce livre n’a en aucun cas pour but de raconter l’histoire des avions, qui ne sont qu’évoqués en illustration des propos, ni celle de l’entreprise, mais bien la vie de deux grands personnages. Il n’y est pas question que d’aviation, mais surtout de famille, ainsi que de politique, de religion, des affaires dans l’immobilier, la presse, le cinéma, les banques, etc.
Comparer ces deux histoires entre des personnages aux caractères si différents peut surprendre, mais Carlier est habile à mettre en perspective les divers aspects de leurs personnalités respectives, au travers des principales phases de leurs existences. Au travers de renseignements familiaux souvent inédits, puisés aux sources les plus proches de la famille, mais aussi auprès de nombreux acteurs, des politiques, des responsables de l’entreprise, mais aussi des témoins parfois plus occasionnels, il dresse deux portraits précis et nous fait découvrir les deux univers, les deux périodes, avec une fine analyse des évènements qui les ont jalonnés et de leurs impacts respectifs. S’il est parfois un peu partial, notamment lorsqu’il compare avec la concurrence, Sociétés nationales ou entreprises américaines par exemple, Carlier conserve sa rigueur d’historien et montre comment les caractères si différents des deux Dassault expliquent leurs réussites respectives, leurs choix et leurs orientations.
Le texte est découpé en trois grands chapitres. La première partie couvre les débuts de Marcel Bloch depuis ses premiers pas dans l’aviation jusqu’à la guerre, ce qui correspond également à la jeunesse de son fils Serge. Le côté industriel de Marcel Bloch est rapidement survolé, alors que les vicissitudes de la guerre sont davantage développées. Malgré la discrétion presque maladive de Marcel Dassault sur cette période cruelle qui l’a vu longtemps emprisonné, avant la déportation en camp de concentration, Carlier a réussi à procurer de nombreux détails sur cette époque. La seconde partie concerne l’histoire de Marcel Dassault, de la création de sa nouvelle entreprise après la guerre, la diversification, les deux décennies magiques 1950-1970, jusqu’à sa mort. Le troisième chapitre est consacré à l’ère correspondant à la difficile prise de contrôle de l’empire par Serge Dassault à la suite de son père, le changement de contexte impliquant un changement de culture de l’entreprise, jusque-là orientée sur ses productions avant tout ; il a fallu apprendre à donner la priorité aux clients et à la maîtrise des coûts. Ce dernier chapitre court jusqu’à la période la plus récente.
Ce livre est un ouvrage de fond, soigneusement étudié, par un historien professionnel passionné et bien introduit dans l’entourage Dassault. Il en résulte néanmoins un inconvénient classique : les renvois de texte sont regroupés en fin d’ouvrage, au lieu de figurer en bas de page. Cela oblige à un exercice d’aller-retour entre les pages qui casse la dynamique de la lecture. Cette technique est typique des thèses institutionnelles ; elle permet notamment aux enseignants de juger facilement des sources utilisées, de leur qualité, de leur quantité, et de leur répartition dans l’ouvrage. Mais Carlier n’a plus rien à prouver ; on aurait donc apprécié de pouvoir accéder plus facilement aux annotations au fil de la lecture, d’autant que certaines sont parfois aussi instructives que le texte lui-même.
Ce livre est un complément très instructif et très précis à d’autres ouvrages consacré aux Dassault ou à leurs réalisations. Lecture tout à la fois agréable et passionnante.
Philippe Ricco
464 pages, 15,5 cm × 24 cm, couverture souple
0,643 kg