Coup de cœur 2012 |
Né en 1944, l’écrivain et essayiste allemand Winfried Georg Sebald donnait en 1997 à Zurich une série de conférences intitulées « Guerre aérienne et littérature », voulant démontrer que les écrits allemands d’après-guerre occultaient largement les bombardements massifs des Alliés qui avaient anéanti les villes de son pays. Sa motivation — alors qu’il ne voulait pas porter son prénom « vraiment nazi » disait-il — n’était pas de présenter à leur tour les Allemands comme des victimes de meurtres de masse, en l’occurrence des raids aériens anglo-américains, mais bien de comprendre les raisons de cette amnésie nationale, dans un contexte de reconstruction urbaine et industrielle de l’Allemagne sans état d’âme et particulièrement énergique. « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle » est un condensé de ces conférences zurichoises qui suscitèrent de nombreuses réactions sur cette expérience « vécue par des millions de gens dans les dernières années de la guerre, cette humiliation nationale sans précédent, [qui] n’a jamais été réellement mise en mots et [alors] que ceux qui étaient directement concernés ne l’ont ni partagée ni transmise aux générations suivantes », comme si un voile se levait enfin le tabou « Allemagne année zéro », un demi-siècle plus tard.
« Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer concrètement à quel point les villes allemandes ont été ravagées pendant les dernières années de la Seconde guerre mondiale, et plus difficile encore de se remémorer l’horreur allant de pair avec ces dévastations » annonce-t-il d’emblée. Certes, il existait bien après-guerre une Trümmerliteratur, une « littérature des ruines » principalement représentée par « Automne allemand » de Stig Dagerman, publié en 1947, ou plus tardivement par « L’Europe en ruines » de Hans Magnus Enzensberger, « Le silence de l’ange » de Heinrich Böll et « Sous les bombes » de Gert Ledig publiés respectivement en 1990, 1995 et 1997. Tout au long de son livre, W. G. Sebald cite abondamment ces œuvres et d’autres encore, mais pour mieux appuyer sur le fait que cette veine littéraire, même tardive, « s’avère être un instrument adapté à l’amnésie individuelle et collective, vraisemblablement régulé par des processus plus ou moins conscients d’autocensure et destiné à occulter un monde dont le sens échappe. En vertu d’un consensus tacite et valable au même titre pour tous, l’état réel d’anéantissement matériel et moral dans lequel était plongé le pays tout entier ne devait pas être décrit. C’est ainsi que tous les aspects les plus sombres de l’acte final de la destruction auquel assista l’immense majorité de la population allemande sont demeurés un secret de famille, honteux, frappé de tabou en quelque sorte, et que peut-être on n’osait pas même s’avouer en son for intérieur » Sebald avance de façon plausible que le peuple allemand aurait bien été en peine de demander des comptes aux vainqueurs alors que la Luftwaffe avait inauguré elle-même les raids de terreur sur les populations ensuite asservies ou exterminées pour certaines. Mais il voit dans cette amnésie volontaire un mécanisme bien plus puissant : « L’absence totale de profondes perturbations au sein de la nation allemande incite à conclure que la nouvelle société de la République fédérale s’est tournée, pour ce qui est des expériences qu’elle avait faites, vers l’époque précédente de son histoire, a eu recours à un mécanisme de refoulement parfaitement au point qui lui permet, tout en reconnaissant le délabrement absolu d’où elle a surgi, d’éliminer complètement de son patrimoine affectif, voire d’inscrire au tableau des faits glorieux, tout ce qu’elle a réussi à surmonter sans faire preuve de la moindre faiblesse de caractère […] La destruction totale n’apparaît donc pas comme l’issue effroyable d’une aberration collective mais comme la première étape de la reconstruction réussie ». Ici, on songe au cynisme morbide d’un Hitler estimant que le peuple allemand méritait de disparaître s’il ne gagnait pas la guerre et qui, voyant ses villes rasées, affirmait en quelque sorte que cela lui éviterait lui-même de le faire dans le cadre de ses grandioses projets architecturaux : « Les conditions préalables du miracle économique allemand n’étaient pas seulement les énormes investissements du plan Marshall, l’émergence de la guerre froide et cette mise à la casse des sites industriels vieillis réalisée avec une brutale efficacité par les escadres de bombardiers » Poussant le raisonnement dans ses dernières limites, Sebald estime que ce miracle économique allemand était également dû « à l’éthique du travail apprise sous la société totalitaire et appliquée sans état d’âme à la faculté d’improvisation logistique d’une économie cernée de toutes parts, à l’expérience en matière d’utilisation de la main d’œuvre étrangère […] » appréciation qui pourrait trouver une singulière résonance en ce mois de février 2012 dans une Europe en crise et alors que le modèle économique de l’Allemagne réunifiée est vanté par les uns et décrié par les autres. Plus surprenante est cette théorie selon laquelle les « expériences de déracinement collectif étaient à l’origine de la soif de voyage des citoyens de la république fédérale, ce sentiment que l’on ne peut rester nulle part et qu’il faudrait toujours qu’on se trouve ailleurs. Les errances des populations bombardées seraient ainsi, d’un point de vue behavioriste, en quelque sorte des exercices préparatoires servant à l’initiation de la société mobile qui se constitue dans les décennies suivant la catastrophe, et à partir desquels l’instabilité chronique s’est vue érigée en vertu cardinale ». Vivant depuis 1966 en Angleterre, Sebald a également essayé de comprendre les mobiles de ce fléau implacable qui s’est abattu sur les civils allemands jusqu’aux derniers jours de la guerre : « L’élaboration de la stratégie de la guerre aérienne dans sa monstrueuse complexité, la professionnalisation des équipages des bombardiers, transformés en « fonctionnaires formés à la guerre aérienne », la recherche d’une solution pour régler le problème psychologique d’équipages dont il faut maintenir éveillé l’intérêt pour une mission abstraite, la mise au point d’un plan assurant la bonne marche d’une série d’opérations dans lesquelles « deux cents usines de taille moyenne » sont envoyées sur une ville, l’élaboration, aussi, d’une technique telle que l’impact des bombes provoquant des incendies qui s’étendent en surface et déclenche des tempêtes de feu : tous ces aspects que Kluge [Alexander Kluge « Le raid aérien sur Halberstadt 8 avril 1945 »] aborde du point de vue des organisateurs font comprendre que la quantité de matière grise, de capital et de main d’œuvre investie dans la planification était telle qu’au bout du compte, sous la pression du potentiel accumulé, la destruction devait nécessairement s’accomplir ». Pour tenter d’expliquer le « moral bombing » cher à Sir Arthur Harris (fait citoyen d’honneur de la ville de Caen après-guerre !), Sebald avait également rencontré Solly Zuckerman, dont le nom est aujourd’hui régulièrement évoqué dans les colloques dédiés à la guerre aérienne : après avoir mené durant la guerre plusieurs recherches sur les effets du bombardement aérien (sur l’île italienne de Pantelleria en particulier) pour le compte du gouvernement britannique, Zuckermann aurait persuadé Eisenhower de l’importance d’un bombardement massif en Normandie pour empêcher les Allemands d’acheminer des renforts lors du débarquement en Normandie : on sait ce qu’il en a coûté à la population française et aux villes normandes en particulier ! Après avoir étudié la destruction de Cologne, il l’avait visitée après-guerre pour y découvrir, comme partout en Allemagne, des civils (membres d’un peuple hygiéniste s’il en est) qui survivaient comme à l’accoutumée dans une misère absolue, au milieu de monceaux de ruines où pullulaient les rats, mouches et insectes en tous genres qui se repaissaient des innombrables cadavres encore enfouis et dégageant une odeur putride. Mais pour décrire l’innommable, les mots lui manquaient également alors qu’il projetait d’écrire un article précisément intitulé « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle » et Sebald de noter : « Lorsque je l’interrogeais à ce sujet, dans les années quatre-vingts, il ne se rappelait plus ce qu’il avait voulu précisément écrire à l’époque. Il n’avait plus en mémoire que l’image d’une cathédrale noire plantée au milieu d’un désert de pierre et celle d’un doigt coupé qu’il avait trouvé sur une montagne de décombres » (conseiller du Ministère de la défense britannique jusque dans les années 60, Zuckermann s’opposa à la course aux armements nucléaires, pressentant sans doute que la destruction par l’atome ne permettrait pas d’envisager un renouveau, une nouvelle vitalité pour l’espèce humaine, dans le cadre de l’ « histoire naturelle »).
Dans sa quête de savoir et de sens, Sebald accordait toutefois du crédit à l’un de ses compatriotes : « seul l’historien militaire Jörg Friedrich, au chapitre VII de son ouvrage « La loi de la guerre », s’est penché de plus près sur l’évolution et les conséquences de la stratégie de destruction des Alliés. Or, on notera que ses travaux ont été loin de susciter l’intérêt qu’ils auraient mérité. Ce déficit scandaleux, qui m’apparaissait de plus en plus patent au fil des années, m’a rappelé que j’avais grandi avec le sentiment qu’on me cachait quelque chose, à la maison, à l’école, et aussi du côté des écrivains que je lisais dans l’espoir d’en apprendre plus sur les monstruosités qui formaient l’arrière-plan de ma propre vie ». Disparu en 2001, Sebald ne savait peut-être pas que ce même Jörg Friedrich reprendrait le flambeau avec son livre publié trois années plus tard et intitulé « L’incendie : l’Allemagne sous les bombes 1940-45 », non sans déclencher de nouvelles polémiques passionnées au point que certains l’aient même taxé de « révisionnisme » En hommage à Sebald, dernier représentant de la Trümmerliteratur, le journaliste et romancier Pierre Assouline a écrit : « Tous s’accorderont sur le fait que l’ensemble de l’oeuvre, dont le style est influencé par la fiction romanesque allemande du XIXe siècle, est une réflexion sans égale sur l’« insatiable besoin de destruction » de l’humanité. Un univers sombre, pessimiste, désenchanté, essentiellement masculin, au ton souvent élégiaque, et qui paie sa dette à la radicalité d’un Thomas Berhnard ; il se pose comme un défi lancé à l’amnésie collective qui demeure la tentation permanente dont les sociétés se rendent coupables chaque fois que les civilisés s’engouffrent dans la barbarie ». À ce titre, il est absolument nécessaire de lire De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, une œuvre brève mais véritablement puissante qui se devait de figurer en bonne place dans les coups de cœur de l’Aérobibliothèque.
Georges-Didier Rohrbacher
– Traduction : Patrick Charbonneau
140 pages, 11,5 x 21,7 cm, couverture souple
– Coup de cœur 2012