Durant une dizaine d’années passée au sein du prestigieux Service Historique de l’Armée de l’Air, nourri par les documents officiels des unités de l’armée de l’Air (dont les fameux Journaux de Marches et Opérations, JMO), j’ai pu vérifier que, comme dans toute administration, l’histoire quotidienne est calibrée, formatée par différents documents administratifs, austères et laconiques. Mais j’y ai également découvert le travail de feu le lieutenant-colonel Charles Salesse, rédacteur dès 1940 de nombreux historiques d’unités qui ont fait le bonheur des chercheurs et passionnés de tous genres, régulièrement consultés en salle de lecture du SHAA et base incontournable de travaux plus poussés. Les premiers du genre sans doute, ils reflètent aussi la mentalité et les moyens de leur temps et ne sont pas exempts d’erreurs ou d’approximations, à la lumière des recherches qui n’ont cessé d’être menées jusqu’à aujourd’hui (1). Mais aussi, au-delà d’une narration parfois emphatique, institutionnelle et manquant forcément de recul historique, Charles Salesse a parfois fait place dans ses historiques à une certaine humanité, aux témoignages des combattants ou aux anecdotes sur leur moral, leurs conditions de vie, etc.
Ce petit préambule nous a paru intéressant pour présenter aux aérolecteurs un ouvrage récent a priori de la même veine « classique », De l’Afrique à la Lorraine où Gérard Bazin évoque le parcours du 324th Fighter Group de l’US Army Air Corps de 1942 à 1945 : une première partie (32 pages) lui est consacrée, suivie de trois autres pour chacun de ses trois fighters squadrons constitutifs (314th FS The hawk 26 pages, 315th FS The Crusader 42 pages et 316th FS Hell’s Belles 92 pages). Mais comment ne pas être immédiatement touché par la préface de l’auteur, qui nous explique que vingt années de recherches et de contacts avec les vétérans ont été nécessaires pour mettre des noms sur les visages des Américains qu’il avait vus à Lunéville en 1945, lorsqu’il était un gamin de douze ans et qu’opérait depuis Croismare une unité de P-47 Thunderbolt ? Nous restons paraît-il de grands enfants, imprégnés à jamais par les évènements de notre enfance : et si de temps en temps la passion était aussi le meilleur fil conducteur en matière d’écriture historique ? À condition que cette passion laisse essentiellement parler ceux qui ont vécu ces faits serions-nous tenté d’ajouter pour ne pas tomber dans les lieux communs.
Mais de fait, la majeure partie du livre est constituée par des témoignages de vétérans, ce dont j’ai personnellement du mal à me lasser même si au bout d’un certain nombre de lectures comparables, il y a inévitablement un goût de redites ou de déjà lu… Et que nous importe en l’occurrence si tel avion prétendument abattu dans le feu de l’action l’a vraiment été, dès lors que nous nous intéressons essentiellement aux hommes pris dans la tourmente : « Pendant le temps de guerre le cerveau de l’être humain enregistre bon nombre d’incidents aux conséquences quelques fois imprévisibles, et d’une manière assez rationnelle il les classe aussi vite qu’il les a perçus, mais certains incidents graves ne quittent jamais la mémoire » (p.150). « … en plus des risques inhérents à la guerre il était facile de se tuer soi-même, de manière non intentionnelle bien entendu, en raison d’une erreur d’appréciation ou de jugement » (p.159) Les photographies de l’ouvrage participent du même esprit : des avions certes, mais des hommes au quotidien aussi qui, s’ils bénéficiaient d’une logistique réputée supérieure, affrontaient souvent les mêmes difficultés que leurs ennemis.
Huit pages de profils couleurs de P-40 et P-47 terminent ce livre sobre et de bonne qualité, fruit de la coopération d’un éditeur spécialisé que l’on ne présente plus (TMA) et d’un éditeur régional réputé (Pierron), ce qui nous paraît être une collaboration intéressante alors que l’édition en général souffre elle aussi de la situation économique (je n’aurais sans doute pas trouvé ce livre dans une grande enseigne de ma ville natale de Metz sans cette diffusion par un grand éditeur régional, bien connu pour d’anciens ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale en Lorraine). Les amoureux du P-40 y trouveront notamment une étude de Marshall Lumdsen, qui évoque la récupération dans le monde de plusieurs épaves de ce chasseur légendaire et leur restauration. Au final, je n’ai qu’un seul regret en parcourant le livre de Gérard Bazin : qu’un travail similaire n’ait pas été mené sur le 365th Fighter Group, qui opérait sur P-47 depuis Metz-Frescaty fin 1944/début 1945.
Georges-Didier Rohrbacher
Format A4, 240 pages, plus de 200 photos N&B, 24 profils et vues couleurs
1) Ce sont notamment les travaux de Charles Salesse qui ont été la base pendant de nombreuses années à la compilation des controversées victoires aériennes françaises de 1939-1940.