Des hydravions transatlantiques à Courcouronnes ?

Gabriel Fauchard & Jean-Claude Robin

Mises à part quelques exceptions telles que le DC-3, la Seconde Guerre mondiale a constitué une sorte de barrière infranchissable pour la navigation aérienne, un point de non-retour. Un progrès technique acquis à marche forcée en Allemagne comme chez les Anglo-saxons, combiné au modernisme des Américains, ont fait basculer l’aéronautique dans un univers qui est encore globalement le sien aujourd’hui, malgré soixante années de progrès ininterrompus.

Le sujet de l’ouvrage de Gabriel Fouchard et Jean-Claude Robin, le projet d’une vaste hydrobase aménagée de toutes pièces en région parisienne, est un étonnant exemple de ce monde aéronautique disparu avec la guerre, ou plus exactement de l’avenir tel que l’imaginaient les aviateurs français des années 1930.

Lorsque le projet apparaît, vers 1935, les constructeurs comme les exploitants, militaires ou civils, savent que des avions de plus en plus lourds ne pourront bientôt plus longtemps se contenter de plates-formes en herbe. Il va falloir passer à des pistes en matériaux durs — béton ou macadam, ce qui n’est pas une nouveauté, les premières étant apparues vingt ans auparavant pendant la guerre. Seulement, le problème est encore plus aigu pour les appareils destinés aux liaisons transocéaniques qui ont besoin d’emmener une lourde quantité de carburant pour alimenter des moteurs dont on attend encore de nouvelles versions réellement puissantes, offrant des performances de décollage et d’altitude de croisière acceptables. Comme par ailleurs, ces moteurs n’affichent pas non plus encore des qualités extraordinaires de fiabilité, il est presque logique de se tourner vers la solution d’un hydravion ayant à sa disposition pour décoller de vastes plans d’eau protégés, à condition d’oublier que l’état de la surface de l’Océan Atlantique ne laissera généralement que peu d’espoir dans le cas d’un amerrissage d’urgence, hydravion ou pas…

Malheureusement, si Miami, San Francisco ou New York sont des ports de mer permettant l’aménagement d’hydrobases maritimes, la capitale française est dans une situation complètement différente, il faut donc trouver une autre solution ! Des usines produisent certes des hydravions sur les rives de la Seine, mais les dimensions et la forme du fleuve ne permettent pas d’envisager une exploitation régulière des quelques plans d’eau disponibles en zigzaguant entre les péniches : pourquoi alors ne pas créer de toutes pièces une hydro-surface sur l’un des plateaux entourant la capitale ? À la lecture des documents retrouvés par les auteurs, émanant de diverses institutions privées ou publiques, la solution du plateau situé entre Brétigny-sur-Orge et Corbeil-Essonnes semble s’imposer petit à petit pour plusieurs raisons: une grande zone plane est disponible (tout au plus 5 mètres de variation de l’altitude entre Grigny et Courcouronnes), dont le sous-sol recèle une épaisse couche d’argile imperméable, et une Seine tout proche disponible pour y pomper sans contraintes l’eau nécessaire.

Ces documents exhumés, qui nous font suivre les nombreuses évolutions du projet, tournent essentiellement autour de cartes d’implantation des plans d’eau et des pistes terrestres annexes, et de dessins d’architecte des différents bâtiments prévus, souvent placés par les auteurs en regard des infrastructures qui apparaissent à travers le monde à la même époque, cependant d’une taille bien plus raisonnable ; on suit l’évolution des formes et l’augmentation des dimensions des aménagements prévus au gré des demandes de la compagnie Air France et, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, ce sont des bassins de plus de 5 km de longueur qui sont réclamés par la compagnie française pour l’exploitation de ses futurs « hydravions géants » SE 200 ou Latécoère 631, vaste zone dont l’eau doit être retenue par plus de 44 km de digues, chiffre qui peut paraître énorme, mais qu’il convient cependant de comparer aux travaux d’endiguement de la Seine ou du Rhône entrepris à la même époque sur des longueurs encore plus importantes.

Malgré de faibles moyens financiers, l’administration de l’aviation civile du gouvernement de Vichy reprend le projet à son compte et y apporte de nouvelles modifications jusqu’au début 1944. Mais une fois la France libérée, ces vastes projets semblent disparaître brutalement et définitivement des archives; même si l’on produira une petite série de Latécoère 631 et qu’un projet moins ambitieux d’hydrobase aménagée dans les marais de Tancarville, à l’embouchure de la Seine, hantera encore les dossiers de l’administration de l’aviation civile jusqu’à la fin des années 1950, l’âge des grands hydravions est passé — si il a jamais vraiment existé…: les quadrimoteurs américains DC-4 et Constellation pointent leur nez et de toute manière, les finances du pays sont exsangues, incompatibles avec une telle démesure.

Passé notre étonnement devant de telles gigantesques infrastructures, on finit par se demander si l’on n’est pas en train de se faire abuser par quelques belles images… Jusqu’où est réellement allé ce projet ? Un document datant du début de l’années 1944 qui appelle à accélérer les travaux préparatoires peut être compris comme un intérêt qui ne faiblit pas de la part de l’administration française… mais encore faudrait-il connaître la position hiérarchique exacte de son auteur ; n’est-ce pas plus simplement le signe d’une impatience vis-à-vis d’études qui, depuis dix ans, ne sont pas allées au-delà de ces quelques plans, hormis les rares sondages effectués sur place pour vérifier l’existence de cette couche d’argile indispensable — en se gardant bien d’expliquer aux populations locales de quoi il ressort ?

Bien entendu, on peut craindre que de très nombreux documents aient disparu depuis, mais au vu de ce qui nous est présenté, il est difficile d’imaginer que des études techniques soient allées très loin dans le domaine de l’étanchéité des digues, des problèmes prévisibles d’envasement, voire de la modification du régime des brouillards avec l’arrivée d’une telle quantité d’eau, etc., pour ne citer que ce qui nous vient à l’esprit. Si les auteurs présentent leur travail avec une certaine rigueur formelle, l’ensemble donne cependant l’impression d’une forme de complaisance émerveillée.

Une fois de plus, une meilleure connaissance de l’histoire des institutions aéronautiques françaises nous fait défaut ici, une connaissance qui aurait pu mieux nous renseigner sur la manière dont fut réellement considéré ce projet au sein de l’administration du ministère de l’Air. Nous aurions cependant mauvaise grâce à tenir responsable de cet état de fait les auteurs qui ont même tenté de le replacer dans le contexte de l’époque par un longue première partie consacrée au développement des lignes transocéaniques, trop longue peut-être… était-il en effet nécessaire de remonter jusqu’à Clément Ader ? Une introduction plus synthétique d’une vingtaine de pages aurait certainement été aussi utile que cette compilation souvent hors sujet.

Reconnaissons aux auteurs d’avoir su sortir de l’oubli ces documents étonnants, d’avoir exhumé un projet dont l’intérêt réside peut-être davantage dans ce qu’il dit sur une aéronautique française de l’entre-deux-guerres qui avait parfois des difficultés à coller à la réalité.

Pierre-François Mary


189 pages A4, couverture souple
0,831 kg

Sur le sujet
En bref

Comité d’histoire locale de Courcouronnes

ISBN 978-2-955121-10-8

27 €