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Dictionnaire de la dissuasion

Philippe Wodka-Gallien

 Coup de cœur 2011 

Alors qu’au moment où nous écrivons ces lignes, l’Europe subit la plus grave crise financière et structurelle de son histoire, à l’heure de la mondialisation, tandis qu’Internet abolit les frontières et les hiérarchies traditionnelles, la dissuasion nucléaire reste l’un des derniers symboles que mettent en valeur les états détenteurs des foudres de Jupiter pour réaffirmer leur suprématie vacillante. Et si la seconde moitié du siècle dernier a vu le monde assis sur une gigantesque poudrière atomique, les stratèges ont beaucoup de peine à redéfinir un concept d’emploi contre un ennemi insaisissable (terrorisme, cyberguerre, etc.) depuis la chute du Mur de Berlin et la fin de l’antagonisme OTAN/Pacte de Varsovie. En 1997, dans son ouvrage Initiation à la force de frappe française, Marc Théleri n’écrivait-il pas : « Pouvons-nous dire et écrire que nous sommes en mesure de défendre nos intérêts vitaux par une frappe nucléaire sur tel ou tel point de la planète et oser les définir ? Tel est l’enjeu des années à venir » ?

Quoi qu’il en soit, même si Philippe Wodka-Gallien est totalement acquis à la doctrine française actuelle, son Dictionnaire de la dissuasion nous a fait l’effet — allez, osons ! — d’une bombe ! Au fil de 380 pages d’un joli et solide papier glacé, ce sont plus de 300 entrées qui couvrent au plan mondial l’histoire des hommes (les époux Curie, Oppenheimer, Ailleret, Guillaumat, McNamara, Brejnev, de Gaulle et tous les présidents qui lui ont succédé, Reagan, etc.), des problématiques (secret et information, course aux armements, prolifération et contre-prolifération, etc.), des stratégies (riposte massive ou graduée — cette dernière ayant été joyeusement recyclée dans le langage du Ministère de la Culture au titre de la loi Hadopi qui ne dissuade que les ignorants — l’IDS, etc.), des organisations (AIEA, BEG, CEA, Greenpeace, etc.) et des matériels (nous avons beau chercher, nous ne voyons pas ce qui manque au catalogue de cet impressionnant arsenal) liés à la dissuasion. Au hasard de nos découvertes, tant la matière est dense (ce qui n’est pas peu dire en matière de nucléaire !), nous avons appris notamment que le terme apocalyptique d’ « arme de destruction massive » qu’on nous a asséné ad nauseam pour justifier certaines interventions militaires récentes date en fait de 1946, ou même qu’il existait une sorte de Panzerfaust nucléaire, la plus petite bombe atomique portant le nom du très américain « Davy Crockett ». Le cinéma n’est pas oublié et le fameux Docteur Folamour, film culte qui eut de fortes répercussions sur le public — et par contrecoup, sur les politiques et les militaires de l’époque — fait l’objet d’une entrée spécifique ! Actualité oblige, la Corée du Sud et l’Iran font l’objet d’une analyse détaillée, la Syrie et même la Libye ne sont pas oubliées. Cependant, la dissuasion étant l’un de nos sujets préférés et le ravitaillement en vol en particulier une sorte d’obsession, nous avons regretté qu’une fois de plus, cette technique essentielle ait été reléguée au rang accessoire alors qu’elle eût mérité une entrée spécifique : l’histoire de la dissuasion nucléaire, que ce soit pour les Américains avec les B-52 ou la France avec le Mirage IV, est indissociablement liée au premier ravitailleur en vol à réaction construit spécifiquement pour cette mission, le Boeing KC-135. Et contrairement à ce qu’affirme Philippe Wodka-Gallien, ce n’est pas « le développement du ravitaillement en vol à partir de 1970 » qui a permis à des avions tactiques armés de « bombinettes » de participer à la dissuasion mais tout simplement le tournant politique opéré vers le préstratégique, mais avec les mêmes tankers : la France en avait à peine suffisamment pour les Mirage IV stratégiques en 1964, elle n’en a jamais acheté d’autres pour faire face à l’accroissement des missions alors que la technique était complètement rodée ; aujourd’hui elle les use jusqu’à la corde ! Une entrée F-104G Starfighter aurait été bienvenue pour rappeler que c’est dans le cadre de missions d’entraînement au strike nucléaire que la Bundesluftwaffe a perdu tellement de ces avions. Pour ce qui concerne les films, nous aurions pu rajouter Le cerveau d’acier (Colossus, the Forbin Project) ou comment un superordinateur américain dialogue avec son homologue soviétique, tous deux élaborant secrètement un plan de domination du monde précisément pour mettre un terme aux guerres… et lancent des missiles de croisière pour se faire obéir. Toujours au chapitre des regrets, nous aurions aimé voir une entrée Pacte de Varsovie pour faire le pendant à celle de l’OTAN, de même pour le dernier président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, le général Paul Ély (chef d’état-major général de 1949 à 1961 qui a été aux responsabilités pendant les conflits coloniaux, l’expédition de Suez ou lors de la définition de la « force de frappe ») ou même le général Paul Stehlin, détracteur de cette « force de frappe » et auteur du fameux livre La force d’illusion : l’Europe de la défense qui lui était chère ne se porte guère mieux aujourd’hui que l’Europe économique ou politique ! Cette dernière absence est d’autant plus étonnante que nous nous avons le net sentiment d’avoir affaire à un travail sobre et relativement impartial, d’où n’est pas absente la contradiction. Et puis, qui pourra enfin nous dire combien a coûté à la France cette dissuasion, tous systèmes compris (en attendant que les archives encore classifiées, militaires et diplomatiques, nous révèlent un jour peut-être comment a été perçue, quel a été l’impact véritable de la dissuasion française pour ses ennemis potentiels mais aussi pour ses alliés !) Enfin, à la manière des liens hypertextes du web, les mots faisant l’objet d’une entrée mériteraient d’être soulignés partout dans le livre, pour que le lecteur se reporte instantanément vers l’analyse approfondie correspondante (faute d’une table de toutes les entrées).

Un Dictionnaire de la dissuasion sonne un peu comme un chant du cygne, car le monde évolue désormais non plus à la vitesse des supercalculateurs militaires, mais à celle des réseaux des bourses financières ou encore celle des « médias sociaux », formidables outils de discussion et de mobilisation instantanée de masse. Et s’agissant des menaces, ce n’est pas un hasard si Philippe Wodka-Gallien termine son propos par une « Chronique 2011 de la dissuasion » où il est notamment question du virus informatique « Stuxnet » qui aurait été programmé pour s’attaquer aux ordinateurs du programme nucléaire iranien : il est désormais possible de se passer de l’IEM (impulsion électromagnétique) produite par l’explosion d’une arme atomique pour « downer », c’est-à-dire faire tomber le complexe informatique d’une société ou d’un état ! Chant du cygne encore : la France a-t-elle encore les moyens d’entretenir un grand commandement opérationnel uniquement pour un escadron de Mirage 2000N, un autre de Rafale (qui rentrent tous deux des opérations sur la Libye, exécutées avec des armes conventionnelles) soutenus par celui des C-135FR ? Combien de temps durera ce symbole alors que même les États-unis ont regroupé dès 1992 leurs avions du célèbre Strategic Air Command avec ceux conventionnels du Tactical Air Command dans un unique Air Combat Command ? Finalement, ne sommes-nous pas exigeants par rapport à ce que l’on aime bien ? Alors sincèrement, loin de vous dissuader, nous vous recommandons ce magnifique et pertinent ouvrage qui mérite sans hésitation de figurer dans la rubrique des coups de cœur de l’Aérobibliothèque !

Georges-Didier Rohrbacher


192 pages, 24 x 30 cm, relié

Coup de cœur 2011

En bref

Marines Éditions

ISBN 978-2-35743-057-0

Coup de cœur 2011
45 €