Coup de cœur 2019 |
On a souvent en France une vision quelque peu « romantique » et idéalisée de la guerre d’Espagne, gardant en mémoire l’image un brin simpliste de combats opposant franquistes et républicains, un tantinet dans l’esprit du film (incontournable) de Frédéric Rossif « Mourir à Madrid » (1963). Comme c’est fréquemment le cas en Histoire, les choses sont loin d’être aussi élémentaires. Le front républicain était loin de marcher comme un seul homme, et les luttes intestines furent impitoyables. Entre staliniens inféodés à Moscou, anarcho-syndicalistes et anarchistes des milices confédérales CNT-FAI*, combattants du POUM* anti-stalinien, etc. les divergences ne se manifestaient pas uniquement sur le terrain de la discussion idéologique. Coups bas, traîtrises et assassinats furent monnaie courante. Si Hitler et Mussolini aidaient ouvertement Franco, Staline faisait main basse sur l’or de la Banque d’Espagne et envoyait des agents du Komintern s’assurer de l’orthodoxie pro-soviétique des combattants républicains. Sans parler de la couardise des démocraties européennes et de leur « non-intervention » qui laissa le champ libre aux franquistes, nazis et autres fascistes.
C’est dans ce cadre tourmenté que Yann fait naître une histoire d’amour entre un pilote soviétique de I-16 et une jeune femme des Mujeres libres*. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas d’une de ces romances « cucul-la-praline » qu’on nous sert parfois, tant dans la bande dessinée qu’au cinéma. Cette histoire, fort plausible et excellemment documentée, semble bien être un prétexte au scénariste Yann pour mettre « les points sur les i » quant à certaines réalité des combats de la guerre civile espagnole (qui sonnait comme un prélude à la Seconde Guerre mondiale). Cela semble bien lui tenir à cœur, puisqu’en introduction, nous trouvons un texte explicatif — accompagné de crayonnés — de l’auteur, brossant un tableau (fort peu idyllique) de la situation en Espagne en 1936. Avec un découpage du scénario où l’on reconnaît la patte d’un maître, et une construction tirée à quatre épingles, si le but était de documenter en distrayant, l’objectif est atteint de belle manière.
Le dessin, précis et clair d’André Juillard fait merveille. On a beau rappeler un peu partout que le dessinateur signe depuis quelques années des albums de Blake et Mortimer, on est ici dans un autre registre, y compris du point de vue graphique. La couleur, comme le dessin, est toute en retenue. Pas de tonalité « flashy » mais de la demi-teinte… à l’opposé du scénario. Pas non plus d’explosion tapageuse ni de projection d’hémoglobine. Jusqu’à la couverture qui est imprimée non sur un carton brillant, comme c’est généralement le cas, mais sur un support mat satiné, ce qui contribue à donner le ton : pas de clinquant ! Le dessin des appareils est d’une remarquable netteté, sans erreur de perspective, et les avions sont justes de forme. Pas d’abus d’effet, ce qui donne parfois une impression un peu statique (voire « old style ») des scènes les plus dynamiques. Quant aux personnages, on rencontre avec plaisir Ernest Hemingway et Martha Gellhorn.
Malgré la fougue de Lulia, l’histoire d’amour affichée
dès la couverture est avant tout un prétexte à l’exposé de faits historiques .
On comprendra que l’histoire d’amour (et d’aviation) annoncée dès la couverture est avant tout un prétexte à l’exposé de faits historiques peu connus du grand public et rarement enseignés. C’est d’autant plus patent qu’en guise de prologue, on trouve un texte (dont la lecture est chaudement recommandée) présentant à grands traits le cadre de ce qui va se dérouler. Et vous découvrirez les idées évoluées et bigrement modernes de ces Mujeres libres d’il y a bientôt un siècle. Les amateurs de « tacatac-boum-boum » resteront peut-être un peu sur leur faim, mais les amateurs d’Histoire seront aux anges (les staliniens beaucoup moins).
Philippe Ballarini
72 pages, 23,5 x 31 cm, couverture cartonnée
0,685 kg
* CNT : Confederación Nacional del Trabajo (Confédération Nationale du Travail), organisation espagnole anarcho-syndicaliste
* FAI : Federación Anarquista Ibérica (Fédération Anarchiste Ibérique)
* POUM : Partido Obrero de Unificación Marxista (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), organisation marxiste anti-stalinienne
* Mujeres libres (Femmes libres) : mouvement libertaire féminin d’essence anarchiste et anarcho-syndicaliste, prônant dès 1936 l’émancipation féminine, l’égalité des droits civiques, le mariage civil, le droit au divorce…
Avec l’aimable autorisation des
© Éditions Dargaud
Avec l’aimable autorisation des
© Éditions Dargaud
Avec l’aimable autorisation des
© Éditions Dargaud