Eugène Bullard, cela vous dit quelque chose ? Pas sûr… et pourtant, vous les inconditionnels du Lafayette Flying Corps, vous pensez peut-être tout savoir sur ce pilote souvent présenté comme le premier pilote de chasse afro-américain ?
Et bien, je crains qu’il ne faille revoir votre copie à la lecture de ce superbe livre qui couvre un spectre bien plus large que l’aventure aéronautique d’Eugène Bullard plutôt mal connue et très fournie.
Claude Ribbe nous fait découvrir un combattant de tous les instants depuis une enfance dure et écourtée dans le sud des États-Unis où Bullard ne baissa jamais la garde devant les arbitraires incessants suscités par la couleur de sa peau, chacun de ses succès chèrement acquis le mettant immédiatement en butte à la vindicte raciale, le transformant petit à petit en un véritable Sisyphe. Mais voulant s’affranchir d’une peine injustement attribuée, son espoir le conduisit alors en Europe et plus particulièrement en France, le pays de la liberté. Il en tomba amoureux (même si tout n’y est pas parfait), s’y fraya un chemin quasiment à coups de poings en pratiquant la boxe, et lorsque survint la guerre, il se sentit quasiment obligé de contracter un engagement pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère qui le mena à un vieux rêve : l’aviation !
Animé par une volonté farouche de vouloir servir et survivre malgré tout obstacle, servi par sa nationalité américaine au sein de l’armée française, mais rattrapé par le ségrégationnisme des « siens » lors de l’entrée en guerre des États-Unis malgré d’évidents états de services héroïques, c’est toujours entre ces deux feux qu’il continua un véritable défrichage de sa propre liberté durant ces années folles qui le mirent au centre du jazz montmartrois et des milieux avant-gardistes de l’Entre-deux-guerres, période qui se termina par sa participation au renseignement intérieur ; puis, poussé une fois de plus par un destin s’assombrissant, il essaya vainement de consolider ses idéaux en faisant le coup de feu sur la Loire, passa en Espagne pour rejoindre… les États-Unis où l’anonymat profond allait l’accueillir à petit feu, même si en mai 1960 un certain De Gaulle, personnage avec lequel il partageait quelques cicatrices, devait quasiment l’adouber publiquement lors d’un dîner de gala en proclamant : « Voilà un vrai héros français ! »
Claude Ribbe, homme de lettres engagé depuis fort longtemps dans le combat de la diversité et de la défense des minorités, n’est plus à présenter ; il nous fait virevolter dans cet ouvrage en retraçant la vie douloureuse mais toujours enthousiaste d’Eugène Bullard à travers ses mémoires écrites dans les années cinquante et a priori jamais publiées, mémoires passées au crible de la contre-enquête, d’une part expurgées des incontournables enjolivures du temps et d’autre part intégrées à un récit quasi romanesque mais pourtant historique où vous croiserez dans les coulisses ou sur un strapontin — excusez du peu — Blaise Cendrars, Victor Chapman, Moïse Kisling, Louis Armstrong, Charles Nungesser, Jean Navarre (et non Henri !), Sydney Bechet, Joséphine Baker, Charles de Gaulle…
Ah oui, j’allais oublier ! Si vous vous demandez pourquoi au mémorial Lafayette de Marne-la-Coquette ne figure que la liste des 68 noms des disparus du Lafayette Flying Corps et non la totalité des 209 aviateurs y aillant servi comme il l’était convenu à l’origine, alors plongez-vous sans tarder dans la lecture de ce livre qui se lit à tombeau ouvert et qui rend finalement à ces airs ce qui n’avait que trop longtemps appartenu à l’oubli de celui qui su faire face toute sa vie à sa propre devise inscrite en lettres noires sur son Spad : « Tout sang coule rouge ».
Thierry Matra
250 pages, 14 x 22 cm, broché