Forces aériennes stratégiques

Histoire des deux premières composantes de la dissuasion nucléaire française
Serge Gadal

Les Forces Aériennes Stratégiques, « une armée de l’air dans l’armée de l’air » comme purent dire certains aux riches heures de ce grand commandement, ont toujours cultivé le goût du secret mais ont régulièrement bénéficié d’une médiatisation certaine, pour la simple et bonne raison qu’une partie essentielle de leur mission du temps de paix consiste à montrer ostensiblement leur force pour éviter d’avoir à s’en servir : cela s’appelle la dissuasion, en l’occurrence nucléaire. Aussi la littérature consacrée à cette doctrine en général, à ses apôtres et aux FAS en particulier est-elle finalement relativement abondante, tant pour cet effet démonstratif cité précédemment que par la curiosité ou les différentes polémiques qu’elles suscitaient. Ne demeurent véritablement secrets que les plans d’emploi et les procédures temps et guerre, la disponibilité et la sécurisation instantanée des moyens, la rapidité et la fiabilité des transmissions devant acheminer l’ordre du décollage de l’apocalypse. Dès lors que Serge Gadal a fait lui-même abondamment appel à de nombreux travaux et publications disponibles (y compris certains des témoignages en fin d’ouvrage donnés pour la plupart comme inédits mais largement publiés par ailleurs) pour son livre intitulé Forces Aériennes Stratégiques, on peut être surpris de sa présentation selon laquelle « le désintérêt des chercheurs à l’égard du nucléaire explique sans doute pourquoi aucun travail d’envergure n’a jamais été publié sur l’histoire des deux premières composantes de la force de frappe française ». Mais sans doute faut-il déjà s’entendre sur les mots « chercheurs » et « envergure ».

À notre connaissance, un seul auteur a eu le courage d’essayer de démystifier le fameux et si pratique « secret défense », de traduire le langage formaté et hermétique des officiels et autres thuriféraires ou experts, de rendre accessible au commun des citoyens la chronologie, la géographie et le fonctionnement de nos forces atomiques : Marc Théleri, qui nous avait étonnés puis époustouflés par ses chroniques mensuelles dans le magazine Air Fan dans les années 90 (n’avait-il pas prédit le plan d’action des États-Unis lors des opérations pour la libération du Koweït ?) puis par son livre

Marc Théleri
Marc Théleri
Initiation à la force de frappe française 1945-2010 (Stock, 1997, notamment utilisé par Serge Gadal pour le livre qui nous intéresse aujourd’hui). Outre son aspect pédagogique, Marc Théleri y avait réussi, à force d’analyses, de recoupements et de déductions, à assembler pour nous le puzzle (savamment dispersé pour brouiller la compréhension générale et les véritables enjeux des foudres jupitériennes, que les pauvres mortels n’ont pas à connaître), à transcrire la scolastique nucléaire pour mettre en évidence des faits et controverses peu connus. Il n’était pourtant pas plus dans le secret des dieux qu’historien diplômé, adoubé par ses pairs et oint des saintes huiles. Alors désintérêt des chercheurs peut-être, mais institutionnels : ont-ils seulement envie ou intérêt à disséquer autrement que le petit doigt sur la couture du pantalon la mythologie granitique de la dissuasion française, toujours en vigueur ? À moins que leur le regard n’ait tout simplement changé depuis la fin du siècle dernier, parallèlement à une notable diminution de toutes les forces de dissuasion, consécutive à la fin de l’antagonisme Est-Ouest ? Après la désaffection des chercheurs, essayons à présent de nous mettre d’accord sur le terme « travail d’envergure ». Serge Gadal écrit : « La dissuasion nucléaire n’est plus à la mode dans la littérature stratégique […] Elle le reviendra un jour car les menaces demeurent et l’arme nucléaire reste encore, quoique disent les détracteurs, la seule voie offerte à une puissance moyenne comme la France pour sauvegarder son indépendance au moindre coût budgétaire ». Sur la base de cette profession de foi, du parrainage de l’ANFAS (Association Nationale des Forces Aériennes Stratégiques) et de la préface du Président de la République en personne – laconique et formatée classiquement tel un ordre du jour façon « Soyez fiers de vos aînés, nous savons que nous pouvons compter sur vous », nous comprenons que nous avons affaire à un travail à vocation et à résonance institutionnelles par excellence. Mais ne nous méprenons pas : l’auteur nous propose au demeurant un outil indispensable, une excellente et recoupée, synthèse de tout ce qui a pu être écrit jusqu’à aujourd’hui sur l’histoire factuelle des FAS, aussi complète que le permet le format du livre. Factuelle mais sans nouvelle recherche dans les archives (nous y reviendrons à la fin) et peu critique ; aussi, sans chercher à minorer injustement le travail de l’auteur, tout peut cependant s’entendre dans ce terme d’ « envergure ».

Alors certes, il est communément admis qu’un éditeur vante les mérites d’un nouvel ouvrage lancé à grands frais par une quatrième de couverture accrocheuse – le premier élément d’appréciation lisible pour le futur lecteur – charge à ce dernier d’en vérifier la pertinence à terme : « … l’outil militaire qu’a bâti notre pays, sous l’impulsion initiale du général de Gaulle, sans l’aide d’aucune puissance étrangère, force l’admiration ». Mais toute admiration que l’on porte au général de Gaulle, c’est oublier que s’il a bien été le moteur puissant et déterminé du programme nucléaire français après son arrivée au pouvoir au 1958, ce sont d’autres avant lui, sous la IVe République, l’ont en fait initié (ce que montre bien un chapitre du livre, pourtant) ! Et qui peut en outre croire sérieusement à cette vision cocardière selon laquelle la France aurait été auto-suffisante dans cette affaire et qu’elle n’aurait eu besoin de personne ? C’est faire semblant d’oublier que les seuls ravitailleurs en vol disponibles au début des années soixante et capables de donner l’allonge nécessaire aux bombardiers Mirage IV étaient des Boeing… américains ! Il faut bien avoir étudié les solutions françaises envisagées alors (Mirage IV ou Vautour ravitailleur) et réaliser que si les politiques américains n’avaient pas fini par assouplir leur franche opposition initiale vis-à-vis du « grand dessein » français en acceptant de nous vendre douze de ces quadriréacteurs, notre force de frappe aurait connu un retard certain avec les seuls bricolages nationaux (la Caravelle tanker n’étant qu’à l’état de projet superficiel), voire instantanément des problèmes bien réels de mise en œuvre opérationnelle. L’obstacle politique levé, les militaires français se rendirent en 1962 aux États-Unis pour définir la configuration exacte de nos ravitailleurs en vol, ainsi que nous l’a confirmé le général Villetorte (responsable de l’opération Mirage IV de 1959 à 1964) dans un témoignage totalement inédit en 1996 : « Il nous a été précisé lors de notre départ de France de passer d’abord au Pentagone à Washington avant d’aller à Seattle chez Boeing. Nous en ignorions la raison exacte et craignions « un coup de frein » des autorités de l’USAF. Bien au contraire, nous avons constaté que ces hautes autorités militaires, loin de nous mettre des obstacles, se proposaient de nous aider pour réaliser au mieux nos projets. Car nous avons appris alors que Boeing ne pouvait construire les KC-135 qu’après avoir reçu de l’USAF les moteurs et les équipements nécessaires, qui faisaient l’objet de marchés séparés conclus par l’USAF auprès des constructeurs appropriés. Ainsi la livraison des réacteurs et de certains équipements correspondant à notre commande de 12 avions aurait normalement du venir à la suite des livraisons en cours destinées à l’USAF, ce qui aurait considérablement allongé le délai de livraison de nos avions. Devant notre désappointement, les autorités de l’USAF décidèrent de nous donner priorité et de prélever sur leurs propres livraisons les moteurs et équipements nécessaires pour que Boeing puisse livrer nos avions selon le calendrier prévu que nous avions souhaité. Sans cette aide, les premiers Mirage IV seraient sortis de chaîne en l’absence de leurs ravitailleurs et n’auraient pu ainsi prendre une alerte opérationnelle valable à la date fixée par l’Élysée ». Et une fois ces ravitailleurs livrés, la France a toujours été dépendante des États-Unis pour les pièces détachées, elle ne les fabriquait pas elle-même ! À commencer par les balises de ralliement des C-135 grâce auxquelles les Mirage IV effectuaient leur rejointe, qui étaient réparées aux États-Unis chez Ford ! Un dernier exemple à propos de cette prétendue autosuffisance française : et les coordonnées des objectifs, des sites de défenses antiaériennes soviétiques, qui les fournissait à la France si ce ne furent les Américains et les Anglais, les seuls qui effectuaient alors des survols clandestins du bloc de l’Est avec des avions de reconnaissance photographique et électronique ?

En conclusion : nous sommes en 2010 et au-delà de l’album de famille, d’un compréhensible accès de nostalgie (que nous partageons volontiers, étant un ancien sous-officier de permanence opérationnelle – SOPO FAS – des C-135), peut-être aimerions-nous que les chercheurs, les historiens se penchent sur l’histoire de la dissuasion nucléaire française avec un œil nouveau, notamment en se demandant comment cet outil a véritablement pesé sur le budget national au détriment d’autres options peut-être, comment il pouvait être perçu, de quel poids il pouvait influer sur la stratégie, sur la volonté de nos ennemis potentiels mais aussi de nos alliés (peut-être s’agit-il de questionnements susceptibles de mettre à mal notre dissuasion actuelle ?) Ainsi Laurent Chalard a-t-il par exemple entrepris, grâce à des archives des services secrets américains récemment déclassifiées et mises en ligne en 2006 sur le site de l’université George Washington, de montrer que les États-Unis nous auraient aidé à avoir la bombe à neutrons : où l’on s’aperçoit qu’en fait de souveraineté et d’autosuffisance, notre allié américain ne nous a pas laissé tomber malgré nos régulières attitudes d’arrogance et d’indépendance revendiquée. Quant à l’avenir, Marc Théleri n’écrivait-il pas (toujours dans son « Initiation à la force de frappe française ») en 1997 déjà : « Pouvons-nous dire ou écrire que nous sommes en mesure de défendre nos intérêts vitaux, par une frappe nucléaire, sur tel ou tel point de la planète et oser les définir ? Tel est l’enjeu des années à venir ». En effet, en ce début de XXIe siècle où la guerre économique fait rage, où la misère jette plus que jamais des bataillons de désespérés dans les bras de l’intolérance et du fanatisme, « souveraineté » implique-t-elle nécessairement « puissance nucléaire » ? Comment et contre qui ? Suffit-il d’affirmer que « Au-delà des considérations purement militaires, le poids diplomatique d’un pays possédant l’arme nucléaire lui accorde un statut particulier sur la scène internationale. Ce qui a été parfaitement intégré par tous les acteurs politiques d’importance » (p.289) ? Pourquoi alors refuser à d’autres ce que nous-mêmes avons mis en œuvre envers et contre tous, contre l’avis initial des États-Unis qui voyaient bien une menace dans la prolifération nucléaire ? Serions-nous décidément prompts à donner des leçons aux autres que nous avons oubliés de suivre nous-mêmes ?

La force d'illusion
La force d’illusion
Et puis d’abord, de quelle souveraineté s’agit-il exactement ? Sur un point au moins, Serge Gadal aurait pu être d’accord avec un éminent détracteur du mythe officiel français de la dissuasion, feu le général Paul Stehlin (qui n’est jamais cité, pas plus que son livre La force d’illusion [Robert Laffont, 1972] ne figure dans la bibliographie), lorsqu’il écrit : « Mais l’Europe de la défense est encore loin, si tant est qu’elle ne voie jamais le jour, tant les intérêts des États européens sont différents, comme l’ont montré les réactions divergentes à l’intervention américaine en Irak en 2003 » (p.287). Et nous serions tentés de répondre « À qui la faute ? »

Georges-Didier Rohrbacher


400 pages, 15,5 x 24 cm, couverture souple
0,633 kg

Table des matières :

Préface de Nicolas Sarkozy, président de la République

Avant-propos du général Fouilland

Remerciements

Introduction

Première partie : des premières décisions politiques au lancement de la force de frappe

Chapitre 1 : la 4ème République : des hésitations initiales à l’aboutissement de l’idée atomique

Chapitre 2 : Les décisions de 1958-1960, la construction de la force de frappe

Chapitre 3 : le développement de la bombe atomique française

Chapitre 4 : débats et controverses sur la force de frappe. La naissance d’une doctrine nucléaire originale

Chapitre 5 : le Mirage IV, la naissance d’un bombardier stratégique

Deuxième partie : la montée en puissance des forces aériennes stratégiques (1964-1989)

Chapitre 6 : la mise en place de la composante aérienne pilotée

Chapitre 7 : la mise en place de la composante terrestre : les SSBS du plateau d’Albion

Chapitre 8 : l’évolution des matériels

Chapitre 9 : l’adaptation du volume des forces nucléaires

Troisième partie : la fin de la guerre froide et les premières remises en cause de la force nucléaire stratégique (1990-2009)

Chapitre 10 : l’arrêt définitif des essais nucléaires

Chapitre 11 : le démantèlement du plateau d’Albion : la France renonce à la triade nucléaire

Chapitre 12 : du Mirage 2000N au Rafale

Chapitre 13 : l’avenir des forces aériennes stratégiques

Témoignages

Bibliographie

Index

En bref

Economica

ISBN : 978-2-7178-5758-0

30 €