Coup de cœur 2012 |
Il y a encore une quinzaine d’années, vouloir retracer les grandes étapes de l’histoire des aérodromes du plateau de Saclay relevait de la gageure, même en se plongeant dans les archives des revues spécialisées. Bien sûr, les noms de Guyancourt, Toussus-le-Noble et Buc apparaissaient ici ou là, associés à bien des événements importants de notre Histoire, mais ces mots avaient pratiquement perdus toute réalité physique, à tel point qu’il n’était pas rare de les voir pris l’un pour l’autre, même par des historiens avertis (aidés en cela, il faut l’avouer, par l’imprécision de certains documents d’époque). La forme épique, presque mythologique, dans laquelle avait été trop longtemps cantonnée l’Histoire aéronautique française nous avait malheureusement fait prendre l’habitude de ne pas nous intéresser au détail du lieu des exploits de ses héros… après tout, les Grecs n’avaient jamais donnés la description topographique précise de l’Olympe !
Pour ce vaste plateau situé au sud de Versailles, une première fenêtre sur le passé s’était ouverte avec la publication, par le petit-fils de Louis Blériot, d’un ouvrage dont la remarquable iconographie faisait resurgir le souvenir des installations aménagées par le pionnier dès avant la Première Guerre mondiale. Mais son propos était ailleurs et il n’avait fait qu’esquisser le sujet.
Il a fallu attendre la commémoration du centenaire de l’activité aéronautique locale, en 2007, pour voir ce passé revenir définitivement à la lumière sous la plume de Geneviève Sandras-Dextreit, dans D’azur et d’or, un magnifique ouvrage qui concrétisait le long travail de recherche entrepris par le Groupe d’Histoire de Toussus le Noble, et que nous avions alors salué d’un coup de cœur. Il était suivi quelques mois plus tard d’un autre remarquable ouvrage, Buc à travers l’aviation, qui faisait la preuve d’un intérêt soutenu pour cette face de l’histoire du plateau, tant de la part de ses habitants que des élus locaux.
Nous avions alors formé le vœu de voir complétés ces travaux par des études similaires consacrées aux autres sites proches, et notre souhait est en large partie exaucé par ce troisième ouvrage, co-écrit par Georges Beisson et Colette Guétienne, tous deux historiens de l’architecture, ce qui explique leur choix d’une approche plus globale du sujet s’attachant plus particulièrement au développement des infrastructures des différentes plates-formes.
« Huit aérodromes… » disent-ils…, c’est un peu jouer sur les mots, mais après tout, cela reflète assez bien la complexité de l’histoire de quatre ou cinq sites distincts mais jamais complètement indépendants pour autant.
Que l’on juge plutôt, sans rentrer dans les détails — le livre est là pour cela. C’est le choix fait par Robert Esnault-Pelterie en 1907 d’un terrain d’essais qui est à l’origine de tout, sur un plateau encore désert mais pas trop éloigné de ses ateliers de Boulogne, site dont les auteurs nous rappelle opportunément la géologie et l’aménagement à la fin du XVIIe siècle pour l’alimentation des pièces d’eau de Versailles. C’est là l’origine de cet étang du « Trou Salé » qui va passer à la postérité grâce aux photographies des essais de l’ingénieur français que l’on y voit attendre patiemment de l’aide assis dans son appareil pour le sortir de trente centimètres d’eau stagnante… Le site attire rapidement de nombreux autres pionniers, dont deux — non des moindres, Louis Blériot et Maurice Farman, vont en quelque sorte y faire souche. Le premier acquiert de vastes terres à la limite nord du plateau dès après sa traversée de la Manche, terres sur une partie desquelles il fait construire à la fin 1911 d’importantes installations, dont cette espèce de château moderne destiné à recevoir ses clients (l’activité aéronautique du site juste après l’arrivée de Blériot en 1909 reste incertaine…). L’autre constructeur s’installe juste à coté des hangars d’Esnault-Pelterie, annexe opérationnelle de ses ateliers de Boulogne-Billancourt qu’il va bientôt partager avec son frère Henry. Le succès grandissant des uns (les Farman) et le progressif désengagement de l’autre (R.E.P.) va conduire progressivement à la fusion de leurs installations respectives dans ce qui devient l’aérodrome de Toussus-le-Noble.
Si cette histoire était déjà connue, le rappel de l’existence d’un autre aérodrome un peu plus au sud sur la route conduisant à Chateaufort est vraiment le bienvenu, tant les informations le concernant sont rares, comme le sont celles sur son créateur Gabriel Borel, dont le nom fut un temps associé à celui des frères Morane ; ce sont là deux sujets qui restent à développer.
Un autre aérodrome méconnu est bien celui que les deux (pardon, les trois) frères Farman aménagent pendant la Grande Guerre un peu plus à l’ouest, à proximité du château de Mérantais dont il reprend le nom, sur lequel est érigé un vaste hangar destiné à la production des bombardiers (relativement…) lourds de la société. Utile rappel des auteurs, donc, même si on aimerait ici aussi en savoir plus quant l’activité que connut cette plate-forme jusqu’à sa fermeture à la veille de la Seconde Guerre mondiale ; on peut en particulier se demander, au vu des photos aériennes, si d’autres ateliers ne furent pas prévus à côté de ce hangar qui possède la particularité d’avoir survécu à son aérodrome d’origine après avoir été remonté à Toussus-le-Noble en 1935 ou 1936, et où il arbore toujours fièrement le nom « Farman »; autre particularité de cette étonnante plate-forme, elle fera une dernière incursion dans l’Histoire aéronautique lorsque l’occupant allemand la traversera d’une voie circulation reliant des abris dispersés dans la propriété du château de Mérantais au terrain de Guyancourt, construit par Caudron en 1930 en limite des installations Farman.
Si le cas n’est pas unique, cette habitude de construire des aérodromes contigus semble une réelle spécialité du lieu, car après les tandems R.E.P.-Farman et Farman-Caudron, c’est au tour d’un aérodrome public de « Paris-Toussus » de naître en bordure de celui des frères Farman ! On peut légitimement se demander si les responsables du ministère de l’Air avaient conscience des problèmes de circulation aérienne que risquait de générer l’autorisation de tels montages… Quoi qu’il en soit, l’occupation allemande va se charger de rationaliser tout cela en fusionnant ces deux terrains, comme elle le fera de fait entre Guyancourt et Mérantais, nous l’avons vu. Sans toutefois créer des aménagements permanents, la Luftwaffe mettra même en relation les deux terrains de Toussus et Buc, comme le montrent les traces à travers champs visibles sur les photos aériennes prises à la fin de la guerre.
Après l’évocation de cette époque « héroïque », un des atouts de l’ouvrage est de ne pas oublier la période — aussi longue — qui nous conduit jusqu’à nos jours, même si la pression urbaine d’une région parisienne en pleine expansion va écrire des pages moins brillantes, lesquelles conduiront à la disparition progressive mais inéluctable d’abord du terrain de Buc qui ne se remettra jamais du déclin de l’entreprise de son créateur; puis de celui de Guyancourt, qui aura réussit toutefois à survivre un (long) moment grâce à l’aviation privée, succombant face aux efforts des municipalités environnantes jouant de la naïveté de leurs (nouveaux) concitoyens. Le cas de ce terrain est exemplaire dans l’acharnement à faire disparaître toute trace aéronautique dans les nouveaux aménagements urbains : signe d’un sentiment inavoué de culpabilité ou crainte irraisonnée d’un pourtant impossible retour en arrière ?
Seule résiste encore aujourd’hui la plate-forme de Toussus, gérée par les Aéroports de Paris, et dont l’activité d’affaires lui a permis jusqu’ici de justifier encore d’une présence enclavée au milieu des habitations ; mais pour combien de temps encore face à des riverains de plus en plus pressants…
Comme souvent, on aimerait en savoir davantage, mais peut-on reprocher aux auteurs les limites qu’ils se sont fixées ? Ayant pris le parti de donner une vue d’ensemble des aménagements du plateau — en quelque sorte de planter le décor, sauf à se lancer dans une étude technique et architecturale qui aurait largement dépassé le cadre de cet ouvrage, il aurait probablement été risqué de se lancer dans une description trop détaillée qui serait restée en même temps déconnectée des événements ; laissons donc cela aux monographies.
Par contre, si l’ouvrage est largement illustré, on peut légitimement regretter que certaines vues d’ensemble ne soient pas de plus grande taille, limitant finalement leur intérêt. C’est là malheureusement un défaut trop souvent rencontré dans ce domaine, même dans des ouvrages aussi réussis que celui-ci ; on a le sentiment que l’illustration — sans être considérée comme une simple décoration, n’a pas encore pris toute sa valeur de complément du texte, pourtant indispensable en particulier dans le domaine de l’histoire des lieux.
Malgré ces quelques réserves, la très grande valeur de l’ensemble nous encourage à le saluer d’un coup de cœur, et plus particulièrement pour deux raisons; d’abord parce qu’il est bien écrit — ce n’est pas si courant dans ce domaine de l’Histoire aéronautique, même si les abords de l’aérodrome de Toussus-le-Noble semblent propices à l’éclosion de talents littéraires , mais surtout parce que les auteurs ont su replacer leur travail dans un contexte aéronautique et historique cohérent, ce qui est encore plus rare, comme nous avons pu malheureusement le constater à la lecture de nombreuses monographies locales, dont les auteurs semblent avoir cru pouvoir se contenter de quelques lieux communs glanés ici ou là. Nous ne pouvons que répéter que la grande difficulté de l’histoire aéronautique locale tient à ce qu’elle s’attache à décrire l’empreinte laissée par toutes les formes de l’activité aéronautique, souvent pendant plus d’un siècle, ce qui nécessite de fait un vaste bagage sans lacunes importantes.
Espérons que cet ouvrage, fruit du travail de Georges Beisson et de Colette Guétienne, dernier d’une série de trois brillants ouvrages, saura passionner les amateurs et encourager de nouvelles études.
Il reste à signaler que ce livre a bénéficié de l’aide et du soutien de la Direction générale de l’aviation civile, par l’intermédiaire de la mission Mémoire de l’aviation civile dont il faut une fois de plus saluer le travail remarquable. Sans oublier Bleu Ciel Éditions, dont l’action en faveur du patrimoine aéronautique est en tous points exemplaire.
Pierre-François Mary
128 pages, 24 x 24 cm, broché
Plus de 100 illustrations