En France, nous avons Jacques Tardi, infatigable dessinateur qui a dépeint la Première Guerre mondiale au fil de ses albums, C’était la guerre des tranchées en tête. De l’autre côté de la Manche, il y avait Pat Mills et Joe Colquhoun, qui exploraient méthodiquement la même période dans La grande guerre de Charlie. Pendant un peu plus de six ans (de janvier 1979 à octobre 1985), le duo publie chaque semaine deux à quatre pages dans le magazine Battle, créant une histoire colossale de plus de mille planches !
Battle était un périodique pour adolescents, publiant essentiellement des récits d’action effrénée avec des héros forts, malins et chevaleresques se sortant miraculeusement des pires situations face à des ennemis stupides et vils. Dans ce cadre, La grande guerre de Charlie détonait notablement : son personnage central est un brave garçon, à tous les sens du terme — il est courageux, fidèle, travailleur, mais également buté, pas toujours doué et franchement pas très malin. Charlie Bourne vient d’une famille ordinaire, laquelle apparaît régulièrement dans les albums au fil des permissions et des échanges épistolaires, et il se retrouve jeté dans une guerre de positions sur laquelle il n’a aucune prise ; là, il suit les décisions d’officiers occasionnellement généreux, plus souvent incompétents et déconnectés des réalités, et parfois tout simplement sadiques, et il regarde mourir les uns après les autres tous les camarades qui l’entourent.
Pour porter l’orientation inhabituelle du scénario de Pat Mills, qui de mieux que Joe Colquhoun ? Son trait précis et strict, son sens du cadrage et de la mise en page et le dynamisme de ses planches étaient déjà connus, par exemple dans Johnny Red (scénario de Tom Tully). Il se révèle en plus inlassable documentariste, plongeant sans relâche dans les archives pour apporter au graphisme le même réalisme presque maniaque qui caractérise le scénario. Qu’il s’agisse de montrer la dernière grande charge de cavalerie, l’effroi qui saisit les soldats à l’arrivée des premiers tanks, les brumes des gaz ou les sombres tunnels de mines, c’est avec une précision irréprochable et un sens du rythme remarquable que Colquhoun crée ses ambiances, donnant corps aux tranchées comme peu d’autres y sont parvenus.
Mais si Charlie est un fantassin, quid de l’aviation, me direz-vous ? Eh bien, c’est l’autre grand pari de Pat Mills : à plusieurs reprises, il fait monter en première ligne des personnages secondaires et leur laisse la série pendant plusieurs épisodes, afin de raconter tel ou tel autre aspect de cette guerre totale. C’est ainsi que dans le huitième volume, pendant pas moins de 44 planches (soit quatre mois complets de publication dans Battle !), La grande guerre de Charlie oublie l’histoire de Charlie pour se recentrer sur son frère cadet Wilf, engagé dans le Royal Flying Corps.
On y suit donc en détail l’arrivée du jeune homme comme mitrailleur à l’arrière d’un Bristol Fighter, son expérience au front contre les « saucisses » d’observation et la chasse allemande. Comme son aîné, Wilf a affaire à des hommes valeureux et des hommes lâches, ainsi qu’à d’autres très ambigus — à commencer par son pilote, bon meneur mais homme impitoyable dont les trois derniers mitrailleurs ont été tués. Dans le neuvième tome, nous retrouvons Wilf dans la défense de Londres : toujours mitrailleur, il doit lutter contre les monstrueux Zeppelin-Staaken R.VI qui bombardent la capitale dans les premiers mois de 1918. Notons au passage la brutalité du dernier épisode de cette partie aérienne, qui a dû être un choc pour beaucoup de lecteurs de Battle — nous vous laisserons le soin de découvrir pourquoi.
Dans l’ensemble, l’association du scénario dur, complet, documenté et réaliste de Pat Mills et du dessin dur, détaillé, précis et réaliste de Joe Colquhoun fait merveille : La grande guerre de Charlie est une plongée intransigeante dans la Première Guerre mondiale et un incontournable pour les amateurs de bandes dessinées historiques. Les épisodes aériens profitent évidemment de l’expérience narrative, du dynamisme graphique et du sens du détail historique des auteurs, mais il serait dommage de se limiter à ceux-ci : quitte à faire une entorse à notre orientation « aviation », cette œuvre majeure mérite vraiment d’être lue dans son intégralité.
Franck Mée
Chaque tome : 120 pages n&b, 22 x 30 cm, cartonné
Traduction : Jean-Paul Jennequin
Avec l’aimable autorisation de
© Delirium
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