Deux éléments fondamentaux expliquent la Réforme protestante du XVIe siècle. En tout premier lieu, grâce à des personnages comme Luther, Olivétan ou Tyndale, la Bible a été traduite dans les langues courantes de l’époque et, en second lieu mais non de moindre importance, la Bible en langues courantes a été lue par un nombre toujours grandissant de croyants qui ne voulaient ou ne pouvaient plus s’en remettre exclusivement au clergé. La Bible, à la portée de tous et que beaucoup se mettent à lire, voilà la racine première de la prise de conscience spirituelle qui secoua l’Occident durant plusieurs siècles.
Le parallèle entre la Bible et « Il dominio dell’aria », l’œuvre maîtresse de Giulio Douhet est certes un peu osé mais peut-être pas totalement hors de propos. En effet, depuis la première parution de cet ouvrage en 1921 en italien, le bon peuple de France ne pouvait lire dans sa langue maternelle que des passages, des citations ou des traductions partielles annotées et commentées par une exégèse militaire érudite, telle La doctrine de guerre du Général Douhet par le colonel Vauthier.
La traduction intégrale en langue française de l’œuvre fondatrice de la pensée aérienne stratégique n’existait tout simplement pas jusqu’à ce que le lieutenant-colonel Benoît Smith, aviateur stagiaire au Collège Interarmées de Défense, tel un Olivétan ou un Guillaume Farel quant à la Bible, ne décide de s’atteler au problème.
Le résultat fut la publication aux éditions Economica de la toute première traduction complète de La maîtrise de l’air, un ouvrage qui a d’ores et déjà sa place entière auprès d’œuvres classiques comme L’art de la guerre de Sun Tzu, De la Guerre de Clausewitz ou Stratégie de Liddel Hart. Point de départ d’une réflexion stratégique théorique sur l’emploi autonome de l’aviation militaire, l’œuvre de Giulio Douhet est la référence idéologique majeure pour quiconque traite de puissance aérienne. L’œuvre et les idées de ce général italien a eu de son vivant un retentissement considérable, influençant fortement le développement de la RAF par le Maréchal de l’air Trenchard et également l’USAF par le génie maudit Billy Mitchell. En France, ses thèses ne laissèrent personne indifférent dans la communauté militaire, adulées par les uns, vigoureusement combattues par les autres. Les thèses de Douhet et leur plus ou moins grande assimilation par les différents belligérants de la Seconde Guerre mondiale expliquent beaucoup des choix stratégiques faits en matière d’aviation entre 1933 et 1945.
L’on pourrait aisément se lancer dans une « catéchèse » érudite des thèses de Douhet mais, comme lorsque la Bible fut accessible à tous, il est primordial que chaque étudiant ou penseur de la guerre aérienne, passée, moderne ou future, lise par lui-même et apprenne de lui-même les leçons stratégiques du général Douhet.
Le parallèle avec les Évangiles s’arrêtant là, il faut saluer sans réserve l’admirable travail du lieutenant-colonel Benoît Smith qui, non seulement traduit l’ouvrage de Douhet mais le met en parallèle avec soixante-dix années de guerre aérienne et de conceptions stratégiques et tactiques par ses commentaires et annotations fort pertinentes et très judicieuses qui permettent une sorte « d’actualisation » de l’œuvre de Douhet. Nous ne sommes pas en présence d’un simple travail littéraire de traduction, mais également d’une réflexion stratégique articulée et fondée sur une lecture a posteriori de la stratégie douhetienne, qui plus est écrite dans un excellent français facile et agréable à lire.
Cette publication du texte intégral en français de la maîtrise de l’air, qui n’est jamais en retard que de soixante-dix ans, est donc plus que la bienvenue à un moment crucial de la réflexion stratégique nationale avec la rédaction d’un nouveau livre blanc, et il faut souhaiter que la France, grâce à l’excellent travail du lieutenant-colonel Benoît Smith, prenne conscience de la nécessité d’une réforme, non plus protestante, mais bien aérienne ! L’aérobibliothécaire que je suis aurait volontiers décerné un coup de cœur à cet ouvrage que l’on peut (une fois n’est pas coutume !) qualifier d’incontournable, mais entre nous, près de neuf décennies après sa publication originale en italien, cela « n’aurait pas fait très sérieux ».
Timothy Larribau
440 pages, 15,5 x 24 cm, couverture souple
– Traduit de l’italien et annoté par Benoît Smith
– Préface du général Richard Wolsztynski
– Présentation du colonel Ferruccio Botti
– Postfaces de Patrick Facon et Serge Gadal