Des premiers traits de crayon jusqu’à la fin de la carrière opérationnelle d’un type d’avion, la phase de son industrialisation est certainement la moins bien connue, pour diverses raisons qu’ils serait trop long de développer ici; si il y a une réelle tradition ouvrière de l’aéronautique, avouons qu’elle n’est pas toujours très visible dans la littérature.
L’ouvrage qui nous intéresse ici vient compléter en partie cette lacune, sous la plume d’une auteur américain spécialiste de l’histoire du monde du travail, qui explique avoir trouvé dans l’exemple français un cas d’espèce original, symptomatique des relations sociales en cours dans notre pays, souvent éloigné d’un modèle qui décrirait l’ensemble du monde industriel occidental.
La période choisie par Herrick Chapman, de 1930 à 1950, peut nous paraître surprenante au regard des coupures chronologiques auxquelles nous sommes habitués, rythmées par les deux guerres mondiales, mais la lecture de l’ouvrage nous en montre toute la pertinence.
En 1930, l’ordre règne dans les usines aéronautiques françaises: les grandes grèves de 1920 ont été un échec pour le monde ouvrier, et dix années plus tard, les constructeurs issus des deux premières générations de pionniers (illustrées par Louis Breguet et Henri Potez, par exemple) tiennent leurs salariés d’une main de fer, alternant paternalisme et autocratie (acceptons ce point de vue qui nous présente nos pionniers devenus dirigeants d’entreprise sous un jour inhabituel et qui va à l’encontre d’une mythologie aéronautique française instituée après la dernière guerre par un milieu proche de dirigeants évincés par les nationalisations de 1937…).
Comment, dans ces conditions, imaginer que dans ces mêmes usines vont éclater au printemps 1936 les premières grèves qui suivent l’arrivée au pouvoir des partis du Front Populaire ? L’auteur décrit avec précision un mouvement en deux temps, conséquence de la reprise des commandes militaires qui font basculer l’équilibre en faveur des ouvriers en face d’industriels qui doivent massivement recruter, avant que ces derniers ne se retrouvent en position également défavorable vis-à-vis de l’État quand il ne peuvent répondre aux objectifs de production ; ils se présentent donc en position de faiblesse lorsqu’il faut négocier avec des syndicats — la CGT en tête, qui ont su entre-temps s’implanter progressivement dans les ateliers, et qui bénéficient de la bienveillance d’un gouvernement de gauche.
Mais une fois les accords signés, les difficultés ne font que commencer, entre des syndicats espèrent intervenir davantage dans la gestion des entreprises, tandis que le patronat compte bien revenir le plus rapidement possible sur ce qu’il a dû lâcher. Il faut toutefois garder à l’esprit le titre original de l’ouvrage que l’on peut traduire comme « capitalisme d’état et radicalisme prolétaire dans l’industrie aéronautique française », beaucoup plus parlant que le titre un peu passe-partout choisi par l’éditeur français: c’est d’un ménage à trois dont il est dorénavant question, où l’État est un acteur primordial, point de vue d’un historien américain qui renvoie dos à dos interventionnisme de l’État et « gauchisme » des salariés, où du moins de leur représentants syndicaux. Les années qui mènent à la guerre illustrent cette valse à trois, clôturant une première période que certains lecteurs connaissent probablement déjà, au moins en partie.
La suite est un peu moins connue, concernant l’activité des usines françaises pour l’occupant allemand, en particulier si l’on se place du point de vue des salariés, pris entre risque de déportation par le STO, naissance des mouvements de résistance et menace des bombardements alliés.
C’est toutefois la phase finale conduisant en 1950 qui est certainement la plus originale, une période que nous avons trop souvent considéré jusqu’à présent comme un simple « âge d’or » des prototypes, en oubliant ce qui se passe au même moment dans les couloirs ministériels, où une politique nationale ambitieuse est lancée par le communiste Charles Tillon dès la Libération, lequel aura en quelque sorte la chance pour sa postérité d’être écarté de son poste juste avant que, faute de moyens financiers adéquats, sa politique ne révèle ses failles, remplacée par une réduction drastique des effectifs salariés, concomitante avec un nombre plus important de commandes à l’étranger, nécessaires en attendant que la production nationale ne devienne compétitive, au moins sur le plan technique. Dans le même temps, la CGT encore puissante aura beau jeu à mobiliser une classe ouvrière française qui aura tendance à reproduire après 1945 les luttes d’avant-guerre, n’ayant pas connu la révolution que constituent les productions de masse réalisées pendant la Seconde Guerre mondiale.
Si le jeu d’avant-guerre semble reprendre, les premières années cinquante marquent pourtant un point tournant dans l’histoire d’une industrie qui a de plus en plus besoin de techniciens et d’ingénieurs — moins syndiqués, tandis que les responsables politiques vont finalement se satisfaire d’une économie mixte — ce capitalisme d’état du titre en anglais — dans laquelle une administration technocratique puissante gère les contrats passés avec des entreprises indifféremment nationalisées ou privées.
L’intérêt de l’ouvrage tient à son point de vue inhabituel pour nous amateurs d’histoire aéronautique, car répétons-le, il s’agit bien d’un travail d’histoire sociale sur ces relations entre syndicat, patrons et gouvernement, cet espèce de ménage à trois décrit plus haut.
Toutefois, il fallait bien que l’auteur replace son discours dans un contexte aéronautique, et on y trouvera développées plusieurs « gestes » de l’aéronautique française qui nous sont familières, déjà évoquées plus haut: plans de réarmement des années trente, nationalisations de 1936-1937, etc.
Des lecteurs lèveront probablement les sourcils à la lecture de certaines pages plus particulièrement aéronautiques; non familier avec le sujet, l’auteur s’est plongé dans la littérature qui se trouvait à sa disposition, et c’est là un autre intérêt de l’ouvrage — intérêt en creux hélas, qui montre le peu de sources disponibles dans les années 1980 quand il fut écrit dans sa version initiale en langue anglaise : quelques articles ou ouvrages de Patrick Facon et d’Emmanuel Chadeau, mais aucun référence incontournable sur les grands thèmes évoqués. Si ce ne sont ici que des thèmes secondaires, le traitement d’Air Bleu et de l’Aviation Populaire est à cet égard symptomatique, tout comme l’est le recours à la biographie de Marcel Dassault par Pierre Assouline pour certains détails techniques, ce qui ne remet pas en cause l’approche humaine de l’industriel par cet excellent écrivain. Si la traduction française a été l’occasion d’une révision du texte par l’auteur lui-même, la bibliographie proposée reste largement « d’époque »; on est frappé de l’absence de toute référence à des ouvrages du monde des passionnés, les Docavia en tête, ainsi qu’aux travaux plus récents de l’Association Aéronautique et Astronautique Française sous le direction de Philippe Jung ou du Comité pour l’histoire de l’armement. Les mêmes lecteurs tiqueront sur certains termes techniques, qui toutefois semblent être le fait du traducteur (sans parler d’une photo de couverture anachronique montrant les ateliers Salmson en 1918…).
Malgré ces quelques réserves, il serait dommage de disqualifier l’ensemble de l’ouvrage au prétexte de quelques erreurs aéronautiques, un peu comme l’avait fait en son temps la recension du Fana consacrée à l’ouvrage « L’industrie aéronautique en France 1900-1950 », publié par Emmanuel Chadeau en 1987. Pour revenir à l’importante bibliographie proposée par l’auteur, seul un dixième des ouvrages sont consacrés à l’aéronautique: l’essentiel du travail de Herrick Chapman est ailleurs, travail dont la lecture est certainement indispensable à quiconque s’intéressant de près à cet « âge d’or » de l’histoire aéronautique en France.
Pierre-François Mary
352 pages, 15,5 x 24 cm, broché
Poids : 0,685 kg
– Préface de Patrick Friedenson
– Traduction de Bernard Mullié