Les collectionneurs qui auraient manqué au siècle dernier certains numéros de la revue hebdomadaire « La guerre aérienne illustrée » de Jacques Mortane ou du journal « L’Illustration » vont enfin pouvoir se consoler, grâce au condensé d’une partie des articles publiés dans ces titres et consacrés à la guerre aérienne de 1914-1918. Georges Pagé fait en effet un large usage de ces sources d’époque, mais aussi d’autres un peu plus récentes (« L’Aviation » de Edmond Blanc et Jean Hesse, éditions Larousse, 1940 – « Dans les coulisses de l’aviation 1914-1918 » Georges Huisman, La renaissance du livre, 1921 – « L’aviation française », Maurice Percheron, Fernand Nathan, 1937 – « Aviation de France », Maurice Percheron, Fernand Nathan, 1948) pour nous livrer une stupéfiante compilation entièrement imprégnée de l’esprit avec lequel se racontait alors dans les chaumières la geste des preux chevaliers de la guerre aérienne. Pour un peu, « on s’y croirait » !
L’auteur a en effet poussé le souci du réalisme en adoptant sans réserve le ton de l’époque, exalté, outrancier, moralisateur, cocardier (et d’autres encore) : il en résulte une unicité de l’ouvrage remarquablement surannée mais qui devrait cependant édifier les néophytes, à commencer par nos jeunes têtes blondes : « Ces lignes montrent à peu près quel était l’état d’esprit à l’époque. Elles feront sourire les jeunes gens d’aujourd’hui qui n’ont pas vécu ces émotions. Souhaitons qu’elles fassent aussi réfléchir sur le courage des pionniers de l’aviation. En consacrant un peu de leur temps sur l’étude de ces moments difficiles, ils apprendront ainsi à respecter, admirer et aimer les gloires disparues ». L’un des mérites, et non des moindres, de l’auteur est tout d’abord de réhabiliter fort à propos un Bazaine dépourvu lorsque les méchants Prussiens furent venus (p.36) : « Imaginons Bazaine en 1870 prévenu le 16 août par un aviateur militaire de son état-major que l’Allemand Alvensleben dispose d’un seul corps d’armée contre quatre ou cinq corps français. L’admirable bluff d’Alvensleben est percé à jour et le 67e corps allemand anéanti. Le même Bazaine, prévenu le 18 août par un aviateur du mouvement tournant effectué par les Saxons sur sa droite, eût envoyé la garde à Canrobert et bousculé toute l’armée allemande ». Cette perfidie teutonne est encore brillamment démontrée p.41 : « En dépit de l’effort audacieux, tenace et coûteux de la propagande allemande, depuis 1896, pour obscurcir les questions les plus limpides, pour troubler les consciences et réfuter l’irréfutable, en un mot pour spéculer sur la sottise humaine, il ressort, de tous les faits connus et de tous les documents exhumés des archives, que Guillaume II, empereur d’Allemagne, est l’unique responsable de la grande guerre ». Également, notre jeunesse décidément oublieuse et qui n’a d’yeux en ce début de XXIe siècle que pour Costes (sans Bellonte) ou Mermoz, ferait bien de se souvenir que la poule n’est pas arrivée sans l’œuf (p.54) : « Aujourd’hui, on aurait facilement tendance à croire, tout au moins dans la jeunesse, que l’aviation du début du XXe siècle n’était que balbutiement et que les ailes n’ont commencé à trouver leur maître qu’avec Coste [sic] ou Mermoz ! Ce n’est certes pas diminuer ces gloires de l’aviation française en disant qu’ils ont été les héritiers des pilotes de 1900 à 1918 ». Et il leur en a fallu, de l’abnégation, à ces précurseurs, lorsqu’ils apprenaient les rudiments du pilotage (p.65) : « On s’en doute, chaque élève pilote enregistre les recommandations dans ses moindres détails ». Après un ordre de bataille exhaustif de l’aviation allemande (p.69 « Il serait sans objet de passer en revue les avions de guerre des Allemands en 1914. Dans la série des types d’avions que l’Allemagne a créés, il y en eut d’invraisemblables et d’autres qui ne constituèrent que des variantes d’appareils connus »), nous avons également beaucoup apprécié cette explication sur la vision des stratèges de l’époque, qui a elle seule mériterait une étude susceptible de figurer dans les annales de l’École Supérieure de Guerre Aérienne (ESGA) : « Mais l’aviation serait incomplète, arrêtée et stérilisée, en somme, si elle n’avait aussi ses penseurs, ses psychologues, ses moralistes même, pour étudier et former son âme et initier tous les aspirants et apprentis adeptes, qui ont la vocation sans avoir les notions de l’expérience, à toutes les émotions cérébrales de volonté, de nervosité clairvoyante instantanée, de décision fulgurante de vision impeccable, sur l’avenir dans cette guerre ». Concernant les opérations aériennes proprement dites, Georges Pagé montre bien tout au long de ses envolées, propres à suppléer à nos manques de moyens, à quelle adversité furent confrontés les chevaliers de l’air français (p.117 « L’Allemand accepte le combat avec les appareils de chasse français sans enthousiasme ») tel Navarre (p.159 « Que ceux qui auront osé comme lui tant et tant de fois en plein ciel approcher l’ennemi bord à bord, à un mètre de l’aile, regarder son adversaire les yeux dans les yeux, se lèvent ! Ses excès, ses erreurs d’enfant indiscipliné, ses terribles boutades, tout cela s’est depuis longtemps effacé, mais sa gloire demeure intacte et son courage sans tâche ! Il aura été un héros, joignant à la distinction physique et intellectuelle l’image de la jeunesse ardente et de la générosité. Il n’a jamais été ce conquérant facile et satisfait dans le sourire de qui se lit la médiocrité ». Fermez le ban ! Georges Pagé révèle (enfin) que « Von Richthofen, l’As aux « soi-disant » quatre-vingt avions » (p.302) doit ses prétendues victoires aériennes à la propagande (p.299) : « L’agence Wolff est responsable du côté de l’ennemi de faire le compte-rendu pour le public allemand des victoires de ses aviateurs. Quand il n’y a pas de victoire, l’agence Wolff essaie de faire croire que les aviateurs allemands possèdent la suprématie aérienne. Pour y parvenir, la chose est simple, il suffit de diminuer le succès des Français et d’augmenter les leurs » (CQFD) Nous n’en finirions plus de continuer à mettre en exergue ces exégèses de l’auteur qui démontrent à quel point les 358 pages de ce livre ne sont pas forcément accessibles au plus grand nombre d’entre nous. Précisons tout de même que cette austérité relative est tempérée par la présence d’un cahier central de 16 pages de photos noir et blanc d’époque elles aussi, montrant notamment le « Pilote Frantz et son mécanicien Guenault » (sans son casque toutefois) mais aussi un « Avion de chasse : Nieuport » dont la légende ne précise malheureusement pas qu’il s’agit du Nieuport 62, à moins que ce ne soit le 63 comme le mentionne l’auteur par ailleurs.
La recension d’un ouvrage d’une telle densité n’est pas chose facile et l’on pourrait penser que le spationaute Patrick Baudry n’en a pas pleinement saisi toute la dimension, lorsqu’il le préface ainsi : « Je tiens à remercier Georges Pagé qui a su par un talent incontestable de conteur non seulement me faire revivre ces sensationnelles aventures, au-delà des limites des hommes et des machines, mais surtout me faire ressentir cette façon de voler que j’aurais tant aimé connaître ! Il m’a donné le plaisir intense de revivre comme en direct, les essais des avions de l’époque… » Les essais des avions de l’époque, vraiment ? Pourtant, la quatrième de couverture ne précise-t-elle pas que l’auteur « a consulté de nombreux documents originaux pour rédiger le présent ouvrage : français, allemands, américains et belges, y compris des archives militaires » et que « avec le regard d’un historien, il explore à la fois la vie de nos héros aviateurs de 1914-1918, mais aussi l’évolution technique de l’aviation de cette époque » ? Naturellement, ami lecteur, si vous savez lire entre mes lignes, vous n’êtes pas obligé de le croire !
Georges-Didier Rohrbacher
358 pages, broché
Préface de Patrick Baudry