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Le « Porte-Guerre »

Roman
Robert Postel

Marco est-il sensible (« trop », diraient certains) ou rêveur ? Il ne vit pas mais « ressent » profondément chaque vibration de la nature, chaque moment de l’existence qui le voit se confronter aux autres. Son meilleur ami est licencié du chantier de construction navale et quelque chose craque véritablement en lui, la première fêlure à partir de laquelle il bascule peu à peu vers une forme de déraison : l’arrivée d’un porte-avions — vraisemblablement américain — dans la rade de la « Ville d’Été » cristallise instantanément, à la démesure de la taille du navire, toutes ses rancœurs : contre la guerre que la radio lui assène tous les jours au petit-déjeuner, contre le nucléaire, contre le patronat, contre les syndicalistes qui n’ont pas soutenu son ami au prétexte qu’il n’était pas encarté, contre la radio et la télévision qui délivrent une information aseptisée et auxquelles il reproche de l’avoir « accoutumé à une réalité dépourvue de matière. Privée de chair, de sang et d’os, cette réalité dont il était lui-même composé. À force de lui livrer une réalité exsangue de vie palpable, de l’auditeur et du téléspectateur qu’il avait été, n’avait-on pas fait un être décharné ? Dépourvu de sensations et d’émotions durables. Devant ces instruments, un être sans amour et sans haine. Sans joie et sans douleur ». Il saborde même sa vie de famille le soir de Noël au motif de ce porte-avions et va ensuite finir par éprouver crescendo ces deux sentiments désirés, en imaginant détruire ce navire gigantesque, symbole du pouvoir et de la force qu’il surnomme le « porte-guerre ». Mais à quel prix !

Cette « fable humaine et anti-impérialiste » de l’auteur qui, toujours selon la présentation du livre « résonne comme un appel à la révolte et à l’implication de chacun dans la destinée collective » nous a séduit pour la sensibilité à fleur de peau de son personnage Marco et la qualité de l’écriture avec laquelle son histoire nous est proposée. En revanche, tout en essayant d’être le moins conformiste ou « bien-pensant » possible, nous avons beaucoup moins aimé les raccourcis censés dénoncer la guerre (« Marco décida de l’appeler le « Porte-guerre » parce qu’il y avait toujours eu dans l’Histoire des hommes une belle construction comme celle-ci, envoyée par des agresseurs pour porter la guerre jusqu’aux rivages des peuples plus fragiles ou pour s’approprier leurs richesses ») ou encore cette scène d’une violence inouïe où des forces de l’ordre sont à la limite de se transformer en Einsatzkommando. Marco, le charpentier de marine qui a construit le cotre de son ami licencié, nous a semblé finalement peu consistant et ce roman, qui nous est suggéré par son auteur comme « une œuvre où l’engagement se fait impérieux, absolu, jusqu’au-boutiste » n’est en réalité qu’un exemple de fuite en avant d’un personnage certes attachant, écorché vif, mais qui s’ennuie, tout simplement. Nous l’aurions préféré actif plutôt que spectateur, éprouvant et tirant véritablement les conséquences d’un engagement pour « faire changer les choses » : dénoncer, avoir de grandes aspirations « humanistes » (nous mettons volontairement des guillemets à ce mot mis à toutes les sauces utilitaristes) est une chose, mais s’impliquer véritablement, même modestement, pour influer sur le cours des choses (l’ « effet papillon » ?) en est une autre, plutôt que de s’indigner (indignez-vous ! C’est la mode actuelle, mais qu’en restera-t-il ?) quelques secondes tous les soirs devant la télévision ou à l’extrême, d’occire son prochain. « Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite » ; n’oublions jamais ce fameux aphorisme dû au comte Joseph de Maistre (1753-1821) plutôt que de nous défausser sans cesse sur la fatalité, les institutions ou les hommes…

La fuite donc : tout ce qu’entend pourtant combattre l’auteur, Robert Postel, dès la dédicace : « En réponse et en hommage à Henri Laborit, à l’esprit de dissidence, de révolte et de résistance ». Henri Laborit, neurobiologiste, éthologue et philosophe qui avait écrit en 1976 dans son Éloge de la fuite : « Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit à la soumission du révolté… Il ne reste plus que la fuite ». Ou encore, dans l’avant-propos de ce livre fameux : « Quand il ne peut lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut prendre un voilier (tel le cotre de Marco) : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. Vous connaissez sans doute un voilier nommé « Désir » ». La fable de cette histoire ne serait-elle pas plutôt, au corps défendant de l’auteur, que nous sommes définitivement prisonniers, que nous nous débattons perpétuellement avec notre condition d’humains ? D’ailleurs, Robert Postel n’écrit-il pas quelque part dans son roman : « entre lutte et suicide, il n’y a qu’un pas » ? Jusqu’à quel point, quelle limite, sommes-nous proches de basculer dans une forme de déraison, lorsqu’au nom d’un noble ou invincible motif, notre seule volonté — éprouvée ou pas par l’activisme et le positivisme — devrait s’imposer aux autres, quitte à basculer à notre tour dans l’innommable ? Telle pourrait être la question que l’on peut se poser à la lecture du Porte-guerre.

Georges-Didier Rohrbacher


180 pages, 14,5 x 21 cm, broché

En bref

Société des écrivains

ISBN 978-2-7483-6647-1

14 €