Les auteurs de ce superbe recueil de photos aériennes auraient très bien pu s’inspirer d’un roman de Cronin pour intituler leur œuvre Qu’elle était verte ma vallée ! tant la couleur de l’espoir domine, du premier au quatrième de couverture. En 1965, alors qu’il était Président de la République, le général de Gaulle était venu poser la première pierre de la future centrale nucléaire de Chooz (prononcer « chaud ») après avoir serré des milliers de paluches – mon voisin, un Résistant dont on se sait pas trop l’heure, ne s’est pas lavé la main au cours des quatre jours suivants – d’une population venue l’acclamer comme le Messie en agitant frénétiquement des petits drapeaux tricolores. Dans un discours solennel, l’ancien chef de la France Libre avait annoncé que « Les Ardennes seraient une région verte ! » En fait, en étalant la première couche de ciment sur la pierre, l’homme du 18 juin avait scellé l’avenir d’un département dont l’industrie reposait essentiellement sur la métallurgie depuis les Mérovingiens. Vingt ans plus tard, la fermeture des Hauts-Fourneaux de la Chiers envoyait pointer au chômage des générations d’ouvriers qui n’avaient pas senti le vent venir. Wagons soudés sur les rails traversant la Nationale 51, dynamitage du poste de douanes, autocar de CRS jeté à la Meuse comme un vulgaire goujon… les rudes gaillards ardennais avaient mis le paquet pour se faire entendre et ont voué aux gémonies le « Grand Charles », qui ne les avait pas compris. À l’époque, il fallait « en avoir », mouchoir sur le nez, pour aller chercher le pain quotidien de l’autre côté du pont que l’on traversait « en serrant les fesses ». Surtout que dans les Ardennes, un peu plus qu’ailleurs, les habitants n’aiment guère qu’on vienne chasser sur leurs terres. La Meuse elle-même y était allée de son couplet, sortant de son lit au cours des hivers suivants, pour s’inviter dans celui des élus, histoire de leur rappeler qu’auparavant, on la draguait amoureusement.
Aujourd’hui, tout est calme, apaisé. La nature reprend le dessus sur les usines abandonnées, sauf sur la centrale de Chooz qui s’est enrichie d’une seconde cheminée. Les villageois restés au pays vivent au rythme des saisons au nombre de deux selon les « ricaneux » (l’hiver et le 15 août). Ceux-là sont les premiers à dire que « Les Ardennes, faut y être né pour y habiter ». Ils ne savent pas ce qu’ils loupent. Faire une escapade dans les Ardennes, c’est bénéficier d’un séjour gratuit à la cour de Charlemagne, qui affectionnait tout particulièrement le royaume des sangliers et y tenait souvent concile. On chuchote même que c’est ici qu’il inventa l’école. C’est retrouver pétrifiés les quatre fils Aymon juchés sur le cheval Bayard fuyant les foudres de l’empereur à la barbe fleurie ; c’est aussi marcher sur les traces de seigneurs et de belles dames du temps jadis ; c’est emboîter le pas à Rimbaud, « fils maudit » de Charleville, lors de sa virée en Belgique avec Verlaine ; c’est entrer dans des maisons construites en précieuse pierre bleue de Givet, aux toits couverts d’ardoises de Fumay, qui arborent leur âge séculaire sans vergogne. Des châteaux érigés au fil des siècles, détruits, incendiés ou reconstruits parsèment le paysage, rappelant la splendeur du passé. Même Louis le quatorzième du nom a usé ses escarpins à Carignan. Turenne, commandant les guerres de Dévolution a vu le jour à Sedan et Méhul, le compositeur du Chant du Départ pendant la Révolution, a son nom couché sur les registres d’état-civil de Givet. Roland Garros repose pour l’éternité dans cette terre, témoin des débuts hésitants et souvent rocambolesques de l’aviation avec un certain Sommer posant sa cage à poules sur le terrain de Douzy.
C’est bien simple. Ici, tous les cailloux ont une histoire et vous la content en patois. Quittez la départementale et empruntez les chemins de traverse ombragés pour découvrir, blotties dans les forêts où le soleil d’automne rouille le feuillage des chênes et des bouleaux, d’imposantes ou d’étranges bâtisses fortifiées pour repousser l’invasion des assaillants de tout poil et notamment les troupes de Charles Quint. Au sud du département, le plateau crayeux offre une vue imprenable sur la plaine de la Champagne qui aligne ses hectares de vignes du vin éponyme. Pour sûr, les Ardennes sont une région verte. À force d’écouter les bulletins météos diffusés quotidiennement à la télévision pour annoncer qu’il fera beau partout sauf dans les Ardennes où l’on prévoit quelques “draches” [[<1> averses]], les gens du cru ont décidé de réagir. Pour attirer le chaland, rien de tel que Les Ardennes vues du ciel enveloppé sous emballage cadeau pour lui prouver que ce département tournant le dos à la République vaut largement le détour et une halte prolongée dans les chambres d’hôte qui poussent comme les girolles en juillet.
Native de Givet, je croyais tout savoir et tout connaître de ma terre. Que nenni ! Quand Christian Galichet m’a gentiment proposé d’embarquer en place arrière de son ULM pour prendre des photos, j’ai douté de mes capacités à m’émouvoir.. Résultat, j’ai mesuré avec effarement l’étendue de mon ignorance des lieux : villages authentiques, hameaux perdus dans la campagne, collines sculptées par l’érosion, châteaux forts ou ruines, cours d’eaux sinueux, rivières, des plus sages aux plus folles, méandres somptueux, géométrie des champs, harmonie des couleurs… et ce vert herbe à perte de vue. Enfin, ô sublime souvenir olfactif, revenir à regret au terrain en rase-mottes et respirer à pleins poumons la bonne et tiède odeur des blés fraîchement moissonnés un soir d’été. Tandis que Christian bombardait de clichés ma vallée, François Denis, son compagnon de vol, figeait pour l’éternité le pays d’Argonne.
Voilà donc un recueil de photographies qui me ferait presque renier ma foi d’Ardennaise ayant juré ses grands dieux qu’elle ne reviendrait jamais vivre le reste de son âge dans ce fichu pays des fagnes, des sarts et de craie dont la nappe phréatique ne souffre d’aucun déficit même en pleine canicule (et oui, en été, ça cogne ferme !) Un « gros plus » pour conclure : l’auteur des légendes, Bernard Chopplet, a pris le soin de résumer image par image le passé de ces lieux qui conservent (et préservent) l’empreinte de l’histoire. Pour 26 € TTC, le lecteur fait le tour du propriétaire et reçoit en bonus une leçon d’histoire. Du bonheur à l’état pur qui me fait dire « Yauque nem » [[<2> C’est quelque chose, n’est-ce pas ?]] , pour plagier l’ami patoisant Yanny Hureaux, romancier et correspondant du journal régional.
Ah j’oubliais : ceux qui me taxeraient de chauvinisme primaire ne seraient que des “minteux” [[<3>menteurs]] !
Corinne Micelli
144 pages, 27,5 x 18 cm, relié couverture rigide
– Photographies : Christian Galichet et François Denis
– Textes : Bernard Chopplet