Allons bon ! Encore un ouvrage sur les « armes de représailles » nazies ! Certes mais dans l’abondante et régulière bibliographie consacrée à ce sujet — sérieuse ou parfois fantasmagorique — cet ouvrage mérite incontestablement une attention et une place privilégiées, car Maud Jarry envisage les V1 et V2 dans tout ce qu’ils ont pu concerner les Français : leur fabrication en France, celle des sites destinés à leur lancement, leur utilisation depuis et contre la France, les actions de la Résistance face à ces « armes V » et celles des FAFL.
Ce n’est pas un hasard si, comme quelques ouvrages éminents sur le sujet, celui-ci est préfacé par Roland Hautefeuille, auteur du fameux et introuvable livre Constructions spéciales et dépositaire au Service Historique de l’Armée de l’Air (SHAA) d’un important fonds d’archives, le « fonds Hautefeuille« , dont l’inventaire a précisément été dressé par Maud Jarry. Roland Hautefeuille précise : « Après sa maîtrise sur Peenemünde 1936-1943, Maud Jarry s’intéressa brièvement à la vie des ingénieurs allemands, avant de reprendre un sujet qui l’avait interpellée tout au long des ses premières recherches : la place de la France et des Français dans l’histoire des armes V. Alors que de très nombreux auteurs anglo-saxons ont consacré des ouvrages à la genèse et au développement des armes dites V, elle constata que peu s’étaient fait l’écho des réactions de la population française concernée par ce qui se tramait sous ses yeux. Et quand ceux-ci l’abordaient, aucun ne s’appuyait sur des sources françaises. Y en avait-il d’ailleurs ? Pour ma part, même si le sort des ouvriers sur les chantiers de Wizernes, d’Eperlecques et des autres bunkers m’avait intéressé, je ne l’avais pas abordé, faute de sources et de temps, ma vue s’affaiblissant progressivement. » En quelque sorte, Maud Jarry a repris brillamment le flambeau, puisque hormis d’indispensables références bibliographiques, elle a patiemment retrouvé des archives, à Vincennes bien sûr, mais aussi dans différents fonds des archives nationales, de la Gendarmerie nationale, du Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques (LRBA) de Vernon ou du Centre de Documentation Juive Contemporaine (fichier « Dora » du CDJC). Après un indispensable et méthodique rappel sur la genèse et le développement de ces armes, nous découvrons avec le second chapitre comment des entreprises françaises auraient sous-traité la fabrication de certaines pièces, mais aussi Dora, le cimetière des Français. On ne dira jamais assez combien de déportés, de travailleurs forcés, vécurent une misère et un esclavagisme propres à considérer « L’enfer » de Dante comme un aimable euphémisme : « Dans de telles conditions, peut-on encore parler de vie ? Les détenus survivent en réalité et cela passe par des petits détails de la vie quotidienne pour éviter de prendre des coups, se protéger, se reposer et faire face à l’horreur, la terreur et la mort qui les entourent dans les blocks comme sur leur lieu de travail. »
Bien que Lorrain, nous méconnaissions pourtant l’existence de l’usine souterraine de Thil (près de Longwy) qui fabriquait des enveloppes de V1 et où d’autres travailleurs forcés trouvèrent la mort. Le troisième chapitre (Les Sonderbauten ou la construction des sites V en France) pourrait sembler classique car déjà étudié par de nombreux ouvrages — y compris celui de Roland Hautefeuille donc — mais l’approche franco-française de Maud Jarry fait toute la différence. Plutôt que de paraphraser, nous vous donnons pour ce chapitre comme pour les suivants le détail des points abordés, qui montre bien le prisme original de l’ouvrage et son sérieux : [La fusée A4, des sites mobiles aux bunkers – La stratégie de la Luftwaffe et la concentration des sites – L’organisation Todt et les entreprises de BTP en France – Les ouvriers des chantiers V – Les évasions des ouvriers à l’origine de la non conservation du secret – Les limites des politiques de déploiement prévues]. Très peu connus sont en effet le rôle actif des entreprises françaises qui réalisèrent ces témoins indestructibles d’une collaboration forcée ou volontaire (comme tout le Mur de l’Atlantique d’ailleurs), le rôle ou les conditions de vie des volontaires, des ouvriers du Service du Travail Obligatoire (STO) ou des prisonniers, ou même les conséquences pour les habitants. Le chapitre lié à l’utilisation des armes V évoque la création et l’entraînement des unités, l’utilisation des V1 en France, son emploi vu dans la presse française, le retrait du Flak Regiment 155W, la première cible des V2 (Paris !) et les autres, ainsi que les Français victimes des V2. La Résistance et le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA) font l’objet du chapitre 5 [La Résistance française et l’opération Crossbow – Le BCRA et les armes de représailles allemandes – la Résistance française et le BCRA face à l’emploi du V1 – La Résistance Française à Dora : une Résistance active – La presse clandestine et la presse française à Londres face aux armes V] cependant que le sixième et dernier volet est consacré aux bombardements aériens contre ces sites et à l’action des FAFL : [Les missions Noball ou le bombardement des sites – Les victimes des bombardements – Les FAFL – Les FAFL et les missions Noball d’août 1943 à juin 1944] Il y est notamment question du raid du 27 août 1943 contre le site de lancement de V2 d’Eperlecques — où furent abattus Pierre Magrot et René Mouchotte. Ayant retranscrit la totalité des carnets originaux de René Mouchotte pour leur réédition intégrale et authentique par le SHAA, nous avons beaucoup apprécié que Maud Jarry n’ait pas oublié les actions des FAFL contre les armes V et le souvenir de René Mouchotte en particulier. Pendant que des Français asservis mouraient en produisant ces engins, d’autres, libres ceux-là, mouraient en tentant de les détruire…
Si un Français ne devait posséder qu’un seul livre sur les armes V, c’est bien celui-là : efficace et clair, à l’angle original et jamais abordé de façon aussi exhaustive et scientifique, remarquablement mis en page sans être fastidieux, pourvu de nombreuses photographies bien reproduites, cartes, extraits de rapports, tableaux de statistiques, croquis et annexes… Et si l’en était encore besoin, les lavis de Maurice de La Pintière, déporté à Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen, incitent à ne pas se bercer de ce nous dénonçons régulièrement comme la « techno-bellico-béatitude » en considérant ces armes, fussent-elles à l’origine de la conquête spatiale. « Terre d’accueil et de recueil, voilà ce qu’est la France dans l’histoire des armes de représailles allemandes V1 et V2. Par cet état de fait, elle se retrouve au cœur de la lutte que vont se livrer Allemands et Alliés au sujet de leur emploi, comme les Français qui, présents sur le sol national, réfugiés en Angleterre ou déportés en Allemagne, vont participer bon gré mal gré, héros ou victimes, à ce combat » (Maud Jarry)
Georges-Didier Rohrbacher
192 pages, 21 x 27 cm, couverture souple avec rabat
Préface de Roland Hautefeuille
NDLR : Nous présentons nos excuses à l’auteur et à l’éditeur pour le retard pris dans la présentation de cet ouvrage.