Si le souvenir des 182 « As » de la chasse française n’occulte plus complètement le rôle des milliers de pilotes, observateurs, mitrailleurs, mécaniciens et autres qui furent formés par l’aéronautique militaire de notre pays pendant la Grande Guerre, il faudra encore de nombreux ouvrages tels que ces « Aviateurs au combat » pour nous en donner une image exacte ― ou du moins probable.
Il convient au préalable d’écarter un malentendu quant à l’objet du livre de Ronald Huscher qui pourrait naître du titre de l’ouvrage: il ne s’agit pas ici de raconter le travail ou la vie quotidienne de l’ensemble des navigants au cours du conflit (bien que chapitre intitulé « le métier d’aviateur » soit très bien documenté), mais de tenter de décrire en tant que groupe social ce que fut le corps des officiers et sous-officiers de l’aéronautique militaire française ― ce qui en passant semble exclure les simples « aviateurs » et caporaux pilotes, dont le nombre ne fut pas négligeable.
Une première partie de l’ouvrage tente de dresser une image statistique de ces navigants, de savoir d’où et de quelles classes sociales ils provenaient ; sans surprise, ils se révèlent être issus majoritairement de la bourgeoisie largement citadine et plus ou moins aisée ― si l’on y inclut une aristocratie qui n’a plus de réel pouvoir politique, mais qui continue à largement alimenter les rangs des officiers de carrière. Toutefois, la démonstration ne nous paraît pas tout à fait convaincante, affichant des résultats trop vagues ; la différence n’est souvent pas établie entre le début de la guerre et les dernières années qui voient une aéronautique militaire complètement transformée, pas plus n’est-elle faite entre les officiers de carrière et les réservistes, ou entre les pilotes et les observateurs affectés pour une période limitée, etc.
Certes l’auteur s’est heurté, comme toujours lorsque l’on étudie l’aéronautique française pendant la Grande Guerre, à un problème des sources, plus exactement à celui de leur absence… On notera au passage ses propos « [rappelant] que le peu de documents dont dispose quotidiennement le chercheur au SHAA (sic) n’a pas permis dans le cadre de cette étude de procéder à une analyse statistique des dossiers d’officiers, et [qu’il a dû se] résoudre à un mini-sondage »* Le fait a déjà été maintes fois signalé par les chercheurs « amateurs », y voyant une volonté de les écarter au profit du monde académique; il semble malheureusement que la réalité soit encore plus affligeante: manque de moyens, locaux inadaptés, organisation inefficace…
Le matériel disponible à l’historien aurait pu se résumer à ces documents administratifs augmentés des quelques rares ouvrages de souvenirs si le général Christienne, alors directeur du service historique de l’armée de l’Air, n’avait pas lancé un vaste programme de collecte de souvenirs oraux auprès des « anciens » de l’aéronautique au cours des années soixante-dix, sur lesquels la suite du présent ouvrage base ses conclusions, beaucoup plus convaincantes que l’exploitation des données statistiques, malgré les réserves que l’on peut exprimer vis-à-vis de souvenirs racontés plus de cinquante ans après les événements, ce que l’auteur ne manque pas de souligner, en bon spécialiste de l’histoire sociale.
Que retiendra-t-on de ces pages: l’aviation est une arme jeune dont une bonne part des effectifs ne sont que détachés, il lui faut donc affirmer ses propres valeurs et se créer une « âme » répondant à l’image fantasmée par le monde de l’arrière et même par les autres militaires – pour beaucoup de commandants d’unités, demander l’aviation est une sorte de désertion. Singularité des aviateurs gradés, malgré la troupe importante attachée à chaque escadrille (mécanicien et emplois divers, territoriaux), très peu parmi ces officiers ou sous-officiers ont une tâche d’encadrement, comme c’est le cas de nombreux corps techniques pour lesquels une armée ne semble pas savoir reconnaître une compétence autrement que par un grade.
Paradoxalement, l’aviation est à la fois l’objet de railleries et de jalousies : l’aéroplane fascine toujours autant, mais en même temps on reproche à l’aviateur de ne pas avoir assez les pieds dans la boue. C’est oublier un peu vite que proportionnellement aux effectifs engagés, son métier de navigant est tout aussi dangereux que celui du fantassin — paradoxalement, ce sont les sans-grades cantonnés aux aérodromes éloignés du front qui prennent le moins de risques…
Rien de nouveau à cela, dira-t-on, mais Ronald Hubscher a le mérite de l’établir clairement et d’aller plus en profondeur, en mettant à mal la légende d’une aviation soudée qu’on retrouve dans certains souvenirs enjolivés : en grattant le vernis, il réapparaît une forte hiérarchie sociale bien présente sitôt qu’on s’éloigne des avions : mess séparés, virées à l’arrière entre soi, attitude paternaliste envers « son » mécano, etc.
Plus même, il s’établit très vite une hiérarchie entre les chasseurs et les autres pilotes, renforcée par la médiatisation des premiers, sans parler du sentiment de discrimination ressenti par les observateurs, souvent plus diplômés que leur « cochers ».
On lira avec intérêt cet ouvrage qui n’a certainement pas l’ambition d’être définitif ; il faut se réjouir de ces approches transversales de la part d’historiens dont le domaine d’étude se situe en dehors de celui de l’aéronautique.
Si on peut émettre des réserves sur la présentation de certains éléments propres à l’histoire aéronautique, ne faut-il pas plutôt le mettre sur le compte d’une littérature spécialisée qui persiste à véhiculer bon nombre d’idées reçues que l’étude fine des faits récuse.
Pierre-François Mary
(*) p 76