Le général Paul Ély, peu ou pas connu du grand public, fut pourtant le mieux placé (chef d’état-major général de 1949 à 1961 !) pour juger des problèmes liés aux conflits coloniaux d’après la Seconde guerre mondiale (Indochine puis Algérie), à l’expédition franco-anglaise de Suez, à l’avenir des armées françaises de la seconde moitié du siècle dernier et en particulier de la « force de frappe » naissante. Étonnamment, ses Enseignements de la guerre d’Indochine (1945-1954) n’avaient jamais été publiés, depuis leur diffusion (restreinte) en 1955.
Le capitaine Ivan Cadeau (docteur en histoire au SHD) synthétise dans une longue et riche introduction, doublée de nombreuses notes de bas de pages, l’histoire de la guerre d’Indochine et le but de ce qui était en fait le deuxième fascicule du général Ély (le premier, vraisemblablement trop peu du goût des politiques de l’époque, ayant disparu) : il « s’intéresse, lui, aux aspects opérationnels et tactiques de la guerre. Sont étudiées ici les différentes formes de guerre qui ont caractérisé la campagne (guerre psychologique, guerre en surface, opérations aéroportées…), mais est également analysée l’adaptation des armes et services présents sur le théâtre d’opérations indochinois. À cet égard, ce second volume constitue sans doute l’analyse la plus fouillée de l’échec, mais aussi de certaines réussites tactiques de l’armée française en Indochine. » Les trois premières parties analysent en effet les aspects psychologiques et pratiques d’une lutte de type insurrectionnelle à laquelle l’armée française « type Seconde guerre mondiale » dut tenter de s’adapter, ainsi qu’à l’étendue et la topographie « aquatique » du pays. La quatrième partie passe en revue tous les services de l’armée de terre (l’infanterie, l’arme blindée cavalerie, les troupes aéroportées, etc.) mais aussi, pour tout ce qui concerne l’aspect aérien de ce conflit : l’aviation légère d’observation d’artillerie ALOA (réglage des tirs d’artillerie par avion, reconnaissance à vue, accompagnement de troupes, reconnaissance armée, guidage de la chasse et du bombardement), les hélicoptères (formation du personnel, emploi durant les hostilités, emploi tactique) et l’appui aérien (organisation des forces aériennes, les formations de l’aéronavale, aviation embarquée, organisation du commandement et de l’appui aérien, diverses missions, actions indépendantes, l’appui-feu, l’appui-renseignement). Et nous retrouvons dans les écrits du général Ély une opinion que certains généraux de la Seconde Guerre mondiale affirmaient déjà : « les unités terrestres ont eu tendance à exiger le maximum et à devenir tributaires de l’aviation en tous temps et en tous lieux. Cet état d’esprit conduisait souvent à paralyser l’infanterie, lorsque l’appui ne pouvait être accordé par manque de moyens ou par suite de mauvaises conditions météorologiques. » La seule force des armes suffit-elle à gagner une guerre dite « dissymétrique » ? Les États-Unis s’y sont essayé peu après la France dans ce même endroit du monde et avec des moyens autrement considérables. Les exemples ne manquent pas, des documentaires américains sur la guerre du Vietnam au film/documentaire Amardillo de 2010 sur les opérations en Afghanistan, où l’on retrouve les mêmes scènes que celles décrites par un commandant anonyme en Indochine : « Quand le Viet enlevait un poste, faisait sauter un train ou un véhicule ou tendait une embuscade, la population n’en ressentait pas le contrecoup sinon par nos amendes et nos représailles. Quand nous faisions une opération sur un Viet implanté dans un village, la population en ressentait le contrecoup parce que nous la détruisions en même temps que le Viet. Dans les deux cas le service de propagande V. M. trouvait un sujet valable, étayé par des faits, alors qu’obligatoirement nous avons fourni à la masse des motifs de haine. »
Le général Ély, haut responsable militaire qui a côtoyé et argumenté devant les hommes politiques successifs de la IVe et de la Ve République, faisait partie de la mission gouvernementale envoyée aux États-Unis en mars 1954 pour tenter d’obtenir un appui aérien sur Dien Bien Phu. Avant cette mission désespérée, on pourrait se demander pourquoi il n’est pas intervenu directement contre ou sur le déroulement effectif de cette funeste bataille, en tant que commandant en chef en Indochine. Peut-être la réponse se trouvait-elle dans le premier fascicule disparu. Mais sans attendre, il tirait dans la foulée les conclusions militaires d’une guerre lointaine dont la France ruinée se désintéressait, sous forme de ce rapport diffusé uniquement au sein de l’institution, ce qui n’était déjà pas si mal. Son objectif semblait en effet si peu coller au sacro-saint mutisme de la « grande muette » : « L’ennemi que nous avons combattu pendant neuf années a pratiqué, sous le signe de l’auto-critique, une vieille discipline de notre armée, que nous nommions simplement la critique. Cet examen de conscience collectif qui suivait nos manœuvres fut notre meilleur instrument d’étude et de perfectionnement. Mais n’est-il pas choquant d’appliquer une même méthode d’introspection à des exercices pacifiques et aux brutales confrontations de la guerre ? Tout nous incite cependant à revenir sur les causes de nos échecs ou de nos succès, et le témoignage que porte chacun de nos morts ne doit pas rester enfoui dans les mémoires des survivants. Au demeurant, une armée ayant derrière elle un long passé militaire est assez riche pour laisser dire la vérité aux siens. » C’est donc un témoignage de première main, quasiment inédit et essentiel que nous propose le Service Historique de la Défense, par ailleurs illustré de nombreux tableaux, croquis et plans, ainsi que quelques photographies. Nous vous le recommandons avec enthousiasme.
Georges-Didier Rohrbacher
404 pages, 19,3 x 26 cm, couverture souple
– Introduction d’Ivan Cadeau
– Les enseignements de la guerre d’Indochine (Tome 1)
– Les enseignements de la guerre d’Indochine (Tome 2)