Vous êtes ici : Non classé   

Les frères Wright et la France

La saga des premiers vols
Claude Carlier

Claude Carlier précise dans son introduction que cet ouvrage est né de la demande des lecteurs de son précédent travail Le Match France-Amérique qui souhaitaient connaître davantage la vie et l’œuvre des frères Wright. Si l’ensemble de leur vie est effectivement présentée ici, force est de constater que le titre Les frères Wright et la France en reflète mieux l’objet, l’auteur s’attachant essentiellement à décrire d’une part les contacts entre les deux frères et les émissaires « officieux » de l’Armée française noués à partir de la fin 1905, et d’autre part la tournée faite à travers l’Europe en 1908 et 1909, qui révèlera enfin la réalité de leur avance.

On pourrait n’accorder qu’un intérêt anecdotique à ces longues tractations qui se déroulent de 1905 à 1907, dans la mesure où les deux Américains ne volent ni ne perfectionnent leur machine, mais elles nous apportent plusieurs éclairages intéressants.

On y découvre d’abord des inventeurs paradoxalement à la fois sûrs de leur avance, mais en même temps inquiets que le seul spectacle d’un vol puisse conduire les témoins à comprendre et reproduire leur engin, tant la solution qu’ils ont retenue leur paraît évidente et simple; la conséquence la plus surprenante est l’absence du moindre vol jusqu’en 1908. De plus, le sens du secret qu’ils cultivent est renforcé par une espèce de naïveté provinciale qui leur fait espérer vendre leur appareil sur la seule promesse de performances qu’ils garantissent, sans prendre conscience que les nombreux échecs de leur prédécesseurs et concurrents rendent leur réussite invraisemblable.

De l’autre bord, on découvre une hiérarchie militaire très réticente vis-à-vis de ces discussions qu’elle n’a pas lancées, dans un contexte qui n’est pas des plus favorable au plus lourd que l’air : après la disparition de Charles Renard en 1905, les partisans du dirigeable reprennent le contrôle de Chalais-Meudon et mettent en avant les avantages d’un type d’engin qui semble immédiatement disponible. Il est possible que l’exemple du dossier Ader revienne dans les mémoires, dont le financement assuré par le legs Dupuy de Lôme a pu sembler échapper en son temps aux partisans de l’aérostation dirigée.

De plus, les aviateurs européens – et français plus particulièrement – semblent enfin réaliser des progrès notoires à partir de 1906. L’avance prise en acquérant l’appareil des Wright ne risque-t-elle pas de fondre rapidement entre le moment de la signature du contrat et celui de la livraison ? La somme demandée par les deux Américains ne serait-elle pas mieux employée à financer des travaux français ? À propos du progrès réalisés par les pionniers en France en ce début de siècle, on peut s’étonner que l’auteur ait complètement occulté un lien – indirect certes – entre les deux frères et la France, tissé par leur ami Octave Chanute en avril 1903, au cours d’une conférence prononcée dans les salons de l’Aéro-Club de France, et qui décide ses membres à sortir de leur léthargie en créant la Commission d’Aviation, marquant le départ du renouveau européen, comme l’a bien démontré l’historien britannique Charles Gibbs-Smith.

Deuxième temps de cette saga, on retrouve Wilbur Wright au cours de la visite – qu’on peut qualifier de triomphale en France – qu’il effectue à partir de l’été 1908, après avoir enfin pu signer un contrat, non pas avec l’Armée mais avec des intérêts privés. Il est inutile de reprendre ici tous les événements qui jalonnent ce séjour, le lecteur en suivra le détail au fil des pages. Notons juste que Claude Carlier préfère ne pas prendre position à propos de cette « affaire Barriquand » – pour autant qu’il y en ait une – prenant le risque de laisser certaines opinions cocardières continuer de clamer à la suite de Gabriel Voisin que les Wright ne purent vraiment voler qu’après avoir monté un moteur français sur leur machine ; le Général Pierre Lissarague avait pourtant remarquablement fait le tour de la question en 1994, dans une étude dont on pourrait résumer les conclusions en disant que les Américains volaient déjà sans Barriquand, mais que Barriquand n’a jamais volé sans eux… (1)

Bien entendu, le développement de ces contacts avec la France est précédé d’un rappel de la carrière des deux frères jusqu’au moment où leur aéroplane leur semblera prêt à être commercialisé. Les deux chapitres qu’y consacre l’auteur n’oublient certes aucune date importante de la progression des recherches et des essais menés par les Américains, mais ils passent à notre avis beaucoup trop rapidement sur l’aspect technique réellement novateur de ces travaux, n’apportant finalement aucun réel élément nouveau par rapport au numéro de la revue Icare qui leur fut consacré en 1994, sous les plumes de Peter Jakab et Tom Crouch (2).

Comme pour planter le décor, l’ouvrage s’ouvre sur une évocation de leurs précurseurs, sous la forme d’une série de notices consacrés à ceux que les deux frères ont pu semble-t-il citer aux cours de conversations ou de conférences comme les ayant inspiré. Le caractère certainement diplomatique de telles déclarations aurait pu conduire l’auteur à un peu plus de circonspection à leur égard. On peut se demander si Ferber a vraiment sa place ici, lui dont les travaux sont absolument contemporains de ceux des Wright, mais il est surtout dommage que l’accent n’ait pas été davantage mis sur l’enchaînement des influences croisées depuis le début du XIXe siècle, en partant des premières idées révolutionnaires de Cayley, dont l’absence dans ce chapitre est surprenante – le choix retenu par Claude Carlier occulte d’ailleurs presque complètement les Britanniques. Tout aussi surprenante est l’absence de Pénaud : son « Planophore » – jouet extraordinaire que mentionnent les Wright, fut pourtant l’un des principaux moyens qui permirent de diffuser le concept d’aéroplane moderne.
On lira cependant avec beaucoup d’intérêt les notices consacrées à Mouillard, Chanute et Lilienthal, d’autant plus qu’aucune de ces figures majeures n’a fait à ce jour l’objet d’une monographie sérieuse, en français comme en anglais, même si Tom Crouch vient encore une fois à notre rescousse (en langue anglaise) avec son remarquable « A Dream of Wings ». Il y aurait certainement là matière à quelques excellents numéros de la revue Icare…
On y trouvera en particulier sous la plume de Claude Carlier la preuve que si Mouillard avait bien envisagé une forme de gauchissement dans ses écrits, c’était uniquement dans le but de freiner l’aile du coté où il souhaitait orienter son appareil à l’instar d’une girouette, sans aucun rapport avec l’usage que développèrent les Wright pour s’incliner et tourner dans un virage équilibré.

Incontestablement, ce livre trouvera un public parmi les ceux qui s’intéressent aux premières années de l’aéronautique ; l’auteur est très à l’aise dans les arcanes des archives militaires (on lui doit une excellente et récente Histoire des débuts de l’Aéronautique militaire française, Sera maître du monde qui sera maître de l’air), mais il est regrettable qu’on le sente beaucoup plus hésitant sur le terrain technique. Nous avons déjà noté au passage quelques exemples, mais comment le suivre (p. 7) quand il écrit que les Wright délaissent le problème de la motorisation pour se consacrer « …à la stabilité du vol, … » alors que l’originalité de leur démarche est justement d’avoir négligé cet aspect qui hantait nombre de leur prédécesseurs, dont Chanute, pour ne se préoccuper que du contrôle de leur trajectoire. Lorsque Wilbur s’envole des Hunaudières en 1908, il vole comme un pilote moderne ; si les Européens progressent rapidement dans le même temps, il faudra attendre une nouvelle génération d’appareils, vers 1911, pour les voir ne plus virer systématiquement au palonnier en s’équilibrant prudemment avec leur commandes de roulis et partir eux aussi sur la voie du pilotage moderne.

On peut se demander si cet ouvrage ne pose pas à nouveau le problème d’une approche des questions technologiques trop souvent délaissée par les milieux universitaires, même si ils ont incontestablement pris conscience de l’aspect industriel de l’aéronautique, comme le note avec justesse Patrick Facon dans sa récente préface à Un Siècle d’aviation française de Michel Bénichou ; Claude Carlier, en créant le Centre d’Histoire de l’Aéronautique et de l’Espace au sein de la prestigieuse Sorbonne, en fut l’un des premiers à le reconnaître, tout comme le regretté Emmanuel Chadeau. Mais le défaut est-il propre à l’Histoire de l’aéronautique ? Lors d’un récent débat organisé par « La Fabrique de l’Histoire » sur France Culture, des chercheurs notaient le même phénomène dans le cadre de l’Histoire de la métallurgie, conduisant même à une surreprésentation féminine parmi les historiens-métallo, beaucoup d’hommes craignant de ne pouvoir faire carrière sur un tel thème ! Sans atteindre la qualification d’un ingénieur, il est certainement possible d’acquérir des connaissances suffisantes à la compréhension des phénomènes aéronautiques au cours d’une carrière de chercheur, même si l’Université française possède une forte tradition littéraire. Après tout, l’historien Charles Gibbs-Smith que nous avons évoqué plus haut et qui sur cette période a su apporter des idées très pertinentes, avait initialement suivi une formation purement artistique…

Pierre-François Mary

(1) « Le destin des Wright », n° 75 d’octobre 1994 d’une revue aéronautique en langue française – au demeurant excellente, que nos lecteurs reconnaîtront facilement par élimination, puisqu’elle est la seule à n’avoir pas souhaité inclure l’Aérobibliothèque dans son service de presse…
(2) Si notre but est de passer en revue les publications francophones, il est difficile de ne pas conseiller à ceux qui voudraient vraiment en savoir plus sur les frères Wright de se plonger dans les travaux de ces deux historiens américains : « The Bishop’s Boys » de Tom Crouch, leur meilleure biographie, et « Visions of a Flying Machine » de Peter Jakab qui donne de leur travaux une approche technologique passionnante.


440 pages, 15,5 x 24 cm, couverture souple

Ouvrages édités par
Ouvrages de
Sur le sujet
En bref

Economica

ISBN : 978-2-7178-5627-9

29 €