Son titre ne l’indique pas : la trame de cet ouvrage est essentiellement constituée par l’histoire du site de lancement de V2 construit par l’occupant à Sottevast (Manche) à partir de 1943 : une part importante du texte lui est consacrée, ainsi que de nombreuses photographies de l’impressionnant chantier de construction du bunker, lequel était loin d’être terminé lors du débarquement de Normandie et n’eut par conséquent pas le temps de recevoir et de tirer la moindre arme mortelle. Cependant, n’était le titre, aucune surprise du point de vue éditorialiste car les éditions Cheminements sont connues pour leur attachement à l’histoire régionale ; nous avons d’ailleurs eu l’occasion d’écrire tout le bien que nous pensions d’un autre ouvrage de cette même collection, L’Or Rouge de Philippe Bauduin. Du bunker de Sottevast, il ne subsiste aujourd’hui qu’un énorme remblai dont seul le toit émerge : de ce fait, peut-être une certaine aura de mystère entoure-t-elle son histoire ? Un photomontage de rampes de lancement mobiles et d’une V2 au décollage nous donne certes « une idée de ce qu’aurait pu être la base de lancement de Sottevast » (p.63) mais surtout « l’historien Philipp Henshall a émis l’idée que le site de Sottevast était destiné au lancement des V2 avec emport de matériaux radioactifs. Si on observe les photos de l’époque, la taille du site réellement gigantesque ne fait pas penser à une base de lancement de fusées V2. La préparation des engins puis leur mise à feu ne nécessitait pas une structure importante. D’autant que la construction des missiles, les réservoirs, les moteurs, les systèmes de guidage et l’assemblage final devaient se faire en Allemagne » (p.47) Même si l’on n’est pas un « spécialiste » des V2 et de leurs bunkers, un léger doute peut toutefois poindre dans notre esprit en songeant aux proportions non moins respectables d’un autre site de lancement de V2 : ainsi, sur ce seul point, nous laissons aux « aérolecteurs » le soin de procéder aux comparaisons adéquates avec l’abondante bibliographie existante sur le sujet ou grâce à un cas concret, en l’occurrence la dimension, l’histoire du bunker d’Eperlecques (Nord), conçu et édifié dans le même temps, pour une mission similaire.
Roger Gucciardi adopte sincèrement le point de vue de Philipp Henshall et précise même (p.47) : « Une hypothèse vraisemblable est que cet endroit (Sottevast) aurait pu contenir un réacteur nucléaire ». Soit, mais qui dit « matériaux radioactifs » ou « réacteur nucléaire » dit maîtrise opérationnelle plus ou moins avérée par l’Allemagne nazie. Que les physiciens allemands – au premier rang desquels figurait le plus célèbre d’entre eux et réfugié aux États-unis, Albert Einstein – possédaient des connaissances avérées sur la physique nucléaire dès l’avant-guerre, nul ne le conteste, et ce depuis longtemps. Reste pourtant la question de l’expérimentation et de la mise en œuvre, objets d’un chapitre en fin d’ouvrage intitulé « L’arme atomique allemande » : nous pourrions peut-être adhérer aux thèses de Philipp Henshall (Hitler’s V-weapons and their launching sites et The Nuclear Axis, Germany, Japan and the atom bomb race 1939-1945, tous deux publiés par Sutton Publishing) et à ceux de Rainer Karlsch (La bombe de Hitler chez Calmann-Levy) grâce à leur lecture complète… Ces livres, qui ont notamment servi de base à Roger Gucciardi pour le présent ouvrage, ont bien fait un peu de buzz (les « spécialistes » des V1 apprécieront) lors de leur sortie, mais ne semblent pas avoir été recoupés/corroborés ou même simplement commentés dans les milieux scientifiques. Loin de réfuter totalement le livre de Roger Gucciardi – nous conseillons aux aérolecteurs de découvrir et d’estimer les « éléments de preuve » qui y figurent à l’aune de leurs propres connaissances ou intuitions. Mais il nous paraît difficile d’accéder en l’état et sans réserves à l’affirmation définitive selon laquelle, outre les V2, « le Troisième Reich disposait également d’un réacteur nucléaire expérimental capable de produire des éléments radioactifs » (p.101). A fortiori, hormis le probable impact psychologique sur les Alliés visés par cette pollution (à voir, lorsqu’on connaît celui des bombardements aériens des populations civiles, censées être démoralisées et hâter la fin de la guerre), l’auteur n’avance de fait pas d’autre explication à l’idée que les dirigeants nazis acculés et irrationnels auraient eu l’intention de disperser ces éléments radioactifs avec des V2, depuis Sottevast (ou ailleurs), faute de temps et de moyens pour produire « leur » bombe atomique. Et le terme de « bombe sale » (p.86) justement, la dispersion, la contamination par des éléments radioactifs, ne nous rappelle que trop la terminologie contemporaine, tel le véritable bourrage de crâne asséné en 2003 (pas moins), prélude à l’invasion d’un pays du Moyen-Orient présenté comme détenteur d’armes nucléaires ou chimiques, des armes dites « de destruction massive » capables d’être délivrées par des fusées dignes héritières des fameuses V2 mais à peine plus évoluées (j’ai nommé les Scud ; l’ONU a bien cherché tout cet arsenal de l’apocalypse et a fini par « trouver l’erreur »). Hélas, l’un des travers majeurs de la recherche historique quelle qu’elle soit consiste peut-être à analyser, à tenter de comprendre le passé à l’aune de nos représentations mentales, nos problématiques et terminologies actuelles…
Et comme le diable est décidément dans les détails, ces derniers achèvent de nous laisser ici dans l’expectative générale : « Le 1er septembre 1939, le monde bascule dans le chaos. En vertu des accords d’alliance, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie » (p.11) : 1914 ou 1939 ? Passe encore quelques « coquilles » mais s’il est compréhensible de trouver un rappel sur les bombes volantes à pulsoréacteur V1 (les buzz-bombs), celui-ci tient en l’espèce une place importante et parfois décousue : une légère confusion avec le site de fusées V2 de Sottevast finit malheureusement par s’installer. Bien plus hors-sujet, mais témoignant une fois de plus si ce n’est du niveau technologique atteint, du moins des projets allemands réels ou supposés, quatre pages titrées « Des missiles sur New-York en 1945 » présentent deux croquis d’un projet (provenance non précisée) de V2 tiré depuis un silo immergé et remorqué par un sous-marin type XXI : « Si on imagine que les équipes de von Braun allaient réaliser l’exploit d’envoyer quelques années plus tard des hommes sur la Lune et de les faire revenir sains et saufs, la possibilité d’atteindre (c’est-à-dire de bombarder, note du recenseur) New-York n’était pas si inconcevable que cela. Pour oser cet acte invraisemblable, il fallait placer au sommet de gratte-ciel des émetteurs destinés à diriger les fusées V2 modifiées, nommées V3 ou V4 ». Aux « si » succèdent souvent les « oui mais alors » et une surenchère d’hypothèses s’ensuit ; bref, la tentation semble grande de « refaire l’histoire ».
Car « si on imagine », justement, alors sans doute, peut-être, pourquoi pas mais décidément, nous avons des difficultés à céder à une certaine forme de fascination, de techno-belliquo-béatitude… La démonstration, l’hypothèse Sottevast la mystérieuse/les nazis maîtrisaient la technologie nucléaire au point de pouvoir fabriquer au moins des « bombes sales » lancées par V2 depuis la Manche – même si le propos ne peut être exhaustif compte tenu du format de l’ouvrage – peine à nous convaincre. Et sans verser dans une martyrologie convenue, on serait tout de même tenté d’ajouter « à chaque guerre suffit ses massacres ». Pourquoi vouloir toujours se faire des peurs rétrospectives, avec des si, lorsque le passé se suffit à lui-même et que notre civilisation en proie à des dangers bien réels est censée tirer profit des sempiternelles « leçons de l’histoire » ? Au-delà de l’aventure technologique, où sont les hommes dans tout cela, où est véritablement le progrès de l’humanité ? Roger Gucciardi a évidemment raison de rappeler à plusieurs reprises que la construction des V2 a coûté la vie à de nombreux civils tués à Anvers et Londres, aux déportés affectés de force à leur construction. Mais s’imagine-t-on sérieusement – confortablement installés dans nos fauteuils – que les esclaves des nazis, squelettes qui essayaient de survivre au quotidien dans l’enfer concentrationnaire et pouvaient perdre la vie sur une colère, une simple décision arbitraire de leurs tortionnaires, étaient sensibles aux progrès technologiques ou aux implications stratégiques des V2 (« Les détenus de Dora, n’ayant bien évidemment pas intérêt à ce que les engins fonctionnent correctement, devaient saboter chaque fois qu’ils le pouvaient le programme ») (p.98) ? Le progrès, l’avenir de l’homme ? Lorsque ce dernier aura réussi à émigrer dans l’espace ce siècle ou le prochain – après avoir méthodiquement usé et maltraité la Terre – la postérité retiendra-t-elle qu’après le voyage dans la Lune, les fusées V2 furent à l’origine d’une formidable aventure technologique au-delà du système solaire… présidant ainsi à une nouvelle fuite en avant ?
Georges-Didier Rohrbacher
200 pages, 24 x 22,5 cm, relié + jaquette