Coup de cœur 2019 |
La question des « pilotes-suicide »* japonais de la Seconde Guerre mondiale est un sujet qui n’en finit pas de déconcerter le monde occidental, lequel peine souvent à comprendre le phénomène. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que nombre d’auteurs s’en soient saisis ; ceci étant, ce qui est généralement détaillé (à de rares exceptions près*), en particulier par les magazines, c’est l’aspect opérationnel. Les origines sont habituellement à peine effleurées et se limitent à l’évocation rapide du fameux bushidō et de la prise de décision de l’amiral Ōnishi lors de la bataille du golfe de Leyte (octobre 1944).
Ne vous dites pas « Bof ! Encore un énième livre sur les kamikazes ! » L’approche de Christian Kessler s’avère bien plus profonde que celles auxquelles nous sommes accoutumés ; elle permet une compréhension poussée de ce qu’il faut bien appeler le « phénomène kamikaze ». En effet, tout un premier chapitre, intitulé « Genèses de la guerre du Pacifique », bien éloigné des poncifs coutumiers, nous fait remonter fort loin, jusqu’au IIIe siècle. Cela pourrait paraître superfétatoire, mais le déroulé de ce chapitre nous paraît essentiel à la compréhension des kamikazés et, au-delà, de la guerre du Pacifique elle-même. Il représente l’un des intérêts majeurs de ce livre, car il permet de finement « planter le décor de l’action ». L’épais chapitre suivant, intitulé « Le processus de création des tokkōtaï » est de la même eau, fort détaillé et émaillé de témoignages ainsi que de citations, insistant sur la question du prétendu « volontariat ». Ces deux premiers chapitres occupent à eux seuls un peu plus de la moitié de l’ouvrage, ce qui en dit long sur la structure et le contenu de ce livre qui nous paraît essentiel.
La seconde moitié de ce volume, plus « conventionnelle », est consacrée aux opérations militaires. Là encore, il ne s’agit pas seulement d’énumérer des actions, mais également de les situer dans leur contexte, tant social et culturel que militaire. Les « premières missions », par où commencent la plupart des autres articles et ouvrages, sont évoquées passés les deux premiers tiers de ce volume. Là encore, il ne s’agit pas d’une simple énumération ; une foultitude de questions connexes sont abordées, depuis la « panoplie » du kamikazé à sa glorification en passant par l’usage d’amphétamines. On trouvera également la transcription en français de l’étonnant « manuel de pilotage » à l’usage des kamikazés.
On peut affirmer que le livre Les kamikazés japonais dans la Guerre du Pacifique offre un panorama particulièrement étendu du sujet, et ce sous différents angles, culturel, sociétal, politique, stratégique et tactique. S’il ne s’étend pas outre mesure sur l’aspect strictement opérationnel, il nous éclaire sur bien des points demeurés jusqu’à présent dans une relative obscurité.
Ne sursautons pas à l’emploi, dans le titre et dans le texte, d’un accent aigu sur « kamikazé ». L’auteur nous explique que d’une part, cette graphie est davantage conforme à la prononciation japonaise, d’autre part qu’il souhaite établir un distinguo entre les « pilotes-suicide »* japonais et les actuels prétendus « kamikazes » qui se font exploser parmi la population civile.
En matière d’histoire et de culture nippones, Christian Kessler n’a rien d’un débutant. Historien résidant au Japon, spécialiste de l’archipel, il enseigne à l’Athénée de Tokyo ainsi que dans des universités tokyoïtes. Auteur prolifique, il publie de très nombreux articles, comme par exemple ceux-ci, publiés dans « La Revue des Ressources ».
Le livre contient un cahier (sur papier glacé) d’une douzaine de photographies d’époque (n&b), ainsi que quelques cartes géographiques. Un bon point : les (nombreuses) notes sont placées en bas de page, et non reléguées en fin d’ouvrage. Ce livre trouve dans Les kamikazés japonais (1944-1945) ; Écrits et paroles, du même auteur chez IS Édition – Libres d’écrire un complément que nous recommandons vivement. S’ils sont théoriquement dissociables, il serait regrettable de lire l’un sans l’autre.
Philippe Ballarini
173 pages, 15,5 x 24 cm, couverture souple
0,350 kg
* Le terme de « pilote-suicide » est impropre : il est plutôt question de mort (plus ou moins volontaire) sur ordre.
* par exemple l’excellent Kamikazes de Constance Sereni et Pierre-François Souyri (Flammarion 2015), cité par Christian Kessler.