À la fin des années 1970, l’Irak achète deux réacteurs nucléaires de 70 MW à la France. Les voisins du pays, Israël et Iran en tête, voient d’un très mauvais œil cette opération, soupçonnant Saddam Hussein (vice-président, puis président irakien) de vouloir détourner ce réacteur pour produire du plutonium de qualité militaire et construire une bombe atomique. Durant les travaux, c’est un enchaînement de sabotages divers, parfois sur le sol français même — plastiquage des cuves à La-Seyne-sur-Mer, assassinat d’un ingénieur irakien à Paris… Et lorsque ceux-ci touchent à leur fin, l’Iran puis Israël passent à l’étape suivante : des attaques militaires sur un site nucléaire civil, lançant le concept de « frappe préventive » en droit international.
C’est cette histoire que raconte Mission Osirak, ambitieuse bande dessinée en deux tomes comptant 104 planches au total. Au scénario, Jean-Claude Bartoll, ancien journaliste en politique internationale et spécialiste des thrillers. Il nous livre un récit dense, parfois un peu chargé en textes mais riche en suspens et en rebondissements haletants.
Le découpage en deux tomes n’est guère marqué dans le scénario, qui enchaîne sans changement de ton. Cependant, chronologie oblige, le premier volume (La bombe de Saddam) parle essentiellement des intrigues du Mossad contre la construction de la centrale et de la découverte du General Dynamics F-16 Fighting Falcon, un appareil radicalement différent des Kurnass et Mirage / Kfir qui équipaient l’armée israélienne. Le second (Le raid impossible) passe la main à l’armée et à la préparation, puis à l’exécution du raid, avec son lot de problèmes techniques (le F-16 n’a pas vraiment été conçu pour pénétrer profondément en territoire ennemi) et de dangers (lignes à haute tension, missiles anti-aériens…).
Du côté des pinceaux, deux auteurs se succèdent : Ramon Rosanas dessine le premier volume et Luc Brahy signe le second. La transition se passe plutôt bien, le style graphique des deux albums restant assez continu : mise en page très sage, carrée et sobre, dessin plutôt réaliste efficace malgré quelques perspectives hasardeuses (il est vrai que le F-4 et le F-16 sont notoirement difficiles à dessiner), et la mise en couleurs d’Anouk Bell est plutôt réussie.
Alors, cette Mission Osirak est-elle un succès ? Pas si vite! Le récit est, selon [Dargaud, une histoire vraie, et il évoque des événements historiques célèbres et bien documentés ; pourtant, il prend plusieurs libertés avec la réalité. Si l’on voit des personnages historiques (Saddam Hussein, Raymond Barre, Yahya Al-Meshad, Menahem Begin, Rafael Eitan…), l’histoire repose essentiellement sur des personnages fictifs : le leader de la patrouille de F-16 chargée de la mission, son ex-fiancée assistante du premier ministre israélien, un agent du Mossad… Certains personnages d’importance sont ainsi totalement revisités, à commencer par la victime française du raid : Damien Chaussepied, ingénieur travaillant pour Air Liquide et le CEA, est transformé en une taupe introduite par le cabinet de Begin. Ce nouveau personnage, renommé Dorgelès, n’est ainsi plus une victime mais un acteur de la mission, mort en martyr après avoir installé une radiobalise pour guider le raid — comme si les F-16 avaient besoin de ça pour se repérer.
Cela n’est qu’un symptôme d’une tendance de l’ensemble du scénario : l’exonération totale d’Israël. Tout au long des deux volumes, il est absolument évident que Saddam Hussein n’a lancé le projet de réacteur que pour avoir la bombe atomique et l’utiliser immédiatement sur l’État hébreu. Il est tout aussi clair que la France est plus ou moins complice, cédant à tous les désirs du Raïs afin de profiter de son pétrole et de lui vendre des Mirage F1. Toutes les actions du Mossad et de Tsahal sont donc non seulement parfaitement justifiées, mais inévitables et urgentes, la construction de la bombe irakienne étant une affaire de mois.
Or, il n’est pas possible, trente-cinq ans après les faits, de reprendre ainsi la version israélienne de l’époque, sans aucune mise en perspective. Il est à peine évoqué que les réacteurs de classe Osiris ne produisaient qu’une très faible quantité de plutonium et qu’ils étaient impropres à un usage militaire ; il est totalement oublié que le CEA exerçait un contrôle quotidien de l’assemblage du réacteur et que ses ingénieurs auraient immanquablement repéré des modifications destinées à le militariser, ni que des inspections internationales avaient été menées sans détecter d’activité suspecte ; rien ne rappelle que l’Irak dépendait totalement du CEA pour la fourniture de combustible enrichi, ce qui aurait permis à l’État français de couper tout approvisionnement en cas de détournement du réacteur. Après les deux guerres du Golfe, les études basées sur les archives irakiennes ont assez unanimement conclu que même si l’Irak avait souhaité militariser Osirak, il n’aurait pas produit suffisamment de plutonium pour réaliser une bombe avant les années 90 et que les ingénieurs irakiens en étaient conscients (quels qu’aient pu être les fantasmes de Saddam Hussein). Ces études, comme tout élément remettant en question le bien-fondé de l’opération, sont totalement éclipsées, tout comme les répercussions de cette opération et le tollé international qu’elle a soulevé.
Dans un univers fictif, Mission Osirak est un thriller militaire plutôt réussi, enlevé, qui souffre de quelques bizarreries techniques et d’effets de suspens un peu artificiels parfois mais se lit agréablement.
Mais Mission Osirak évolue dans notre univers réel, qui plus est sur un sujet particulièrement sensible. On ne peut pas livrer aujourd’hui un récit unilatéral, manichéen et sans nuances sur le Moyen-Orient, du moins pas sans laisser un goût bizarre de propagande. C’est là la vraie faiblesse de ces deux albums, qui pourraient être bien meilleurs en s’attardant sur les doutes et les tensions qui ont accompagné la décision de bombarder Osirak, plutôt que de se contenter de présenter ce raid comme une évidence incontournable.
Franck Mée
56 pages, 23,5 x 31 cm, couverture cartonnée
– Les albums de la collection Mission Osirak
Avec l’aimable autorisation des
© Éditions Dargaud
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