Regards croisés : deux regards différents pour un même ouvrage.
– Le commentaire de Jocelyn Leclercq
– Le commentaire de Philippe Ballarini
Le sujet des photographies de reconnaissance aérienne faites par les Allemands lors de la bataille de Normandie avait déjà fait l’objet d’une première étude par cet infatigable chercheur qu’est Philippe Bauduin. Il développe ici l’histoire pour englober, au delà des simples clichés, ceux qui les ont pris et les extraordinaires machines qu’ils ont utilisées pour ce faire.
Huit chapitres structurent l’ouvrage, et le premier est consacré à l’opération Lusty, c’est-à-dire la récupération par les Américains de la technologie allemande, en particulier les avions. Commencer par ce qui est l’épilogue de certaines de ces machines volantes est anachronique, voire un peu hors de propos, mais le transit par Cherbourg permet de replacer la Normandie au cœur de la narration. S’ensuit une relation parallèle entre le développement de l’Arado 234 et les carrières des pilotes Erich Sommer et Horst Götz, y compris la fameuse bataille aérienne stratosphérique qui voit leur Junkers Ju 86R intercepté par le Spitfire d’Emmanuel Galitzine. C’est déjà là une première pour les deux aviateurs allemands, et c’est un beau bonus pour le lecteur. Il faut préciser que le livre n’est pas une monographie de l’Arado 234, pas plus qu’il n’est une biographie de ces pilotes.
Philippe Bauduin nous emmène alors dans l’Aisne, à Juvincourt, terrain de départ des Arado pour ces missions sur la Normandie. C’est là encore l’occasion pour l’auteur de conter un petit bout d’histoire locale, avant de passer au plat principal.
Le titre du 7e chapitre est polémique : 2 août 1944 la toute première mission de guerre d’un avion à réaction. Les Gloster Meteor de la Royal Air Force ont été déclarés opérationnels le 12 juillet 1944, et la première interception d’une bombe volante V1 a eu lieu le 27 juillet. Le Messerschmitt Me 262 entra en service un peu plus tôt, mais ne devient opérationnel lui aussi qu’en juillet 1944. Il ne semble pas que la date de son premier vol de guerre identifié comme tel ait été enregistrée pour la postérité, mais la première revendication de victoire daterait du 26 juillet. Cependant dans son texte, Philippe précise bien « Après tout, ne s’agit-il pas du tout premier vol au monde de reconnaissance aérienne en avion à réaction. Et plus encore, de la première mission de guerre de ce type d’appareil. » Ce qui éteindra toute velléité de départ d’une nouvelle controverse.
Le dernier chapitre reproduit les quelques photos survivantes, parmi les milliers qui ont été prises, de ces missions d’août 1944 sur la Normandie. Elles sont accompagnées de reproductions du rapport d’interprétation allemand, et de courtes légendes en français.
Quelques photographies aériennes récentes de qualité, des profils couleurs ou des reproductions de tableaux, documents et objets variés, des cartes, agrémentent l’ouvrage qui se lit sans mal.
Comme un dernier cadeau au lecteur, une annexe reproduit des images de la collection personnelle d’Erich Sommer. Il n’est juste à regretter que deux photos trop peu nettes aient été reproduites en double page, ce qui exagère leur défaut.
Finalement on regrette presque que le livre ne soit pas plus épais (144 pages) car Philippe Bauduin a bien réussi à emmener ses lecteurs à la fois dans sa quête historique, et à la rencontre de ces hommes et de ces machines, sans en faire un livre de spécialiste pour des spécialistes. Il fallait un Normand amoureux de sa région et de l’Histoire, non seulement pour produire ce volume sur ce sujet éminemment historique, mais pour y parvenir brillamment.
Ce livre a une histoire étonnante, presque aussi surprenante que son contenu, ce qui explique sa structure un peu déroutante. Une histoire en contenant une autre, cet ouvrage ferait penser à ces anciens panonceaux SNCF que l’on détournerait : « Attention ! Une histoire peut en cacher une autre ». Après la rédaction d’un premier livre en 1997, de nouvelles sources apparurent, comme c’est si souvent le cas, et le précédent ouvrage a donné suite à un cadet bien plus étoffé.
Pour une bonne compréhension de ce livre et de la démarche de l’auteur, il faut avoir bien en tête que pendant la Seconde Guerre mondiale, la propulsion à hélice(s) était la règle : les avions à réaction n’apparurent que dans les derniers temps du conflit et demeurèrent longtemps d’une très grande rareté. Ils intriguèrent passablement, y compris dans l’immédiat après-guerre : en août 1944, sur les plages du Débarquement, personne chez les Alliés n’aurait imaginé que de là-haut, ils étaient épiés par un biréacteur.
À l’origine de ce livre, une histoire de maison voligée à partir de planches provenant d’emballages de pompes Sulzer qui amena Philippe Bauduin à se procurer des photos aériennes des plages du Débarquement… avant de s’apercevoir que ces photos avaient été prises en 1944 depuis un avion à réaction de la Luftwaffe. De fil en aiguille, l’auteur, à force d’enquêtes, a étoffé son sujet et y a adjoint des chapitres « satellites » parfois aussi étonnants que le propos central, sans pour autant que ces sujets connexes ne soient des digressions. C’est ainsi que Philippe Bauduin, à partir des photos prises depuis un biréacteur Arado Ar 234, non seulement nous fait partager les échanges qu’il a eus avec Horst Götz et Erich Sommer, pilotes de ce qui furent à l’époque des avions d’avant-garde, mais évoque aussi l’histoire étonnante de la société Arado, la rencontre à 42 000 pieds (13 000 m) entre le Ju 86R de Götz et Sommer avec le Spitfire Mk.IX « Special Service » du prince Emmanuel Galitzine, l’opération Lusty, l’Arado Ar 234, la base de Juvincourt…
L’ouvrage comporte de nombreuses photos inédites et fourmille d’informations dont certaines tairont des polémiques, comme par exemple cette photo de Erich Sommer posant avec un périscope d’Ar 234 de son invention, précisant que sa fonction était la surveillance des trop peu discrètes traînées de condensation, et non une visée de tir vers l’arrière, comme c’était parfois prétendu.
La curiosité n’est décidément pas un vilain défaut, et ce livre qu’elle a engendré aura de quoi alimenter l’intérêt du lecteur pour certains aspects peu connus de la guerre aérienne.
Philippe Ballarini
144 pages, 21 x 26,7 cm, relié
Avec l’aimable autorisation des © Éditions Heimdal
Avec l’aimable autorisation des © Éditions Heimdal
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