À la réception de l’ouvrage, on est surpris par son épaisseur. Mazette ! Un beau bébé joufflu de 350 pages ! La quatrième de couverture nous présente en quelques lignes le jeune auteur, actuellement doctorant en histoire contemporaine, le livre étant la version abrégée de son mémoire de master 2.
Et il est vrai que très vite, on se rend compte de la filiation avec la démonstration universitaire. L’auteur montre une incontestable rigueur dans ses notes de bas de page pour chaque référence à une pièce provenant des Archives Départementales d’Indre & Loire, les souvenirs des anciens combattants allemands ou le Kriegstagebuch du KG 27 des Bundesarchiv d’outre-rhin. L’articulation des chapitres du livre trahit encore ses originaires universitaires, mais cela ne m’a en rien dérangé. Le découpage en trois parties est pertinent et cohérent ; le titrage et le choix des chapitres ne l’est plus vraiment à partir de 1943.
L’auteur a fait des efforts pour enrichir son écriture. On peut certes ne pas apprécier le style à certains endroits, quelques sobriquets employés, des commentaires parfois maladroits, une manifeste forme de complaisance, mais l’intention est louable et mérite d’être notée. Ce qui est dommage, ce sont les fautes d’orthographe, de syntaxe (par exemple dans tout le livre la Staffel et le Gruppe des unités allemandes sont juxtaposés, contrairement à l’usage répandu) et de conjugaison qui émaillent le récit. Certaines perles n’auraient jamais du arriver jusqu’à l’imprimerie, telle que United States of America Air Force* (page 221), petite erreur assez étonnante de la part d’un passionné d’aéronautique militaire.
Le sujet du livre étant, selon son sous-titre, la période 1940-1944, l’auteur se met en peu hors sujet en remontant très loin dans le temps pour parler de l’aviation en Touraine. C’est sans nul doute digne d’intérêt, mais il aurait peut-être mieux valu économiser quelques pages sur ce passé et les consacrer à une meilleure étude de l’objet principal, à savoir les bombardements de la Seconde Guerre mondiale.
Les périodes « Première Guerre mondiale » et « armée de l’air » de la base aérienne de Tours ont bénéficié de l’appoint de Didier Lecocq, bien connu des « aéroforumeurs« . L’auteur a également su utiliser à bon escient les mémoires de Marcel Verrier, héros malheureux d’un combat aérien dans le ciel tourangeau en juin 1940, publiées dans Arènes du ciel. Le jeune historien a surtout exploité à fond la cote 141 W 52 des Archives Départementales d’Indre & Loire, le dossier de la Défense Passive. Qu’il sache qu’il a eu de la chance de tomber sur des documents relativement complets et qui ont eu le bonheur de survivre jusqu’à nous, tous les départements n’ayant pas cette bonne fortune. Le lecteur se rendra vite compte que l’utilisation de cette manne documentaire est intensive. Enfin, Jonathan Largeaud a réussi à couvrir d’une façon plus qu’honnête le séjour en Touraine du KG 27 « Boelcke », en ayant recours à l’historique de ce groupe de bombardement rédigé par Walter Waiss, aux souvenirs de quelques anciens aviateurs allemands, et d’une manière plus générale pour la Luftwaffe, aux fonds des Bundesarchiv-Militärarchiv de Fribourg. L’étude des autres unités allemandes semble dès lors moins poussée.
Alors, que manque-t-il à ce livre pour franchir la ligne et devenir un ouvrage de référence, une chronique tendant vers l’exhaustivité (le fameux Graal du « livre définitif » sur le sujet) ?
Eh bien, avant tout une culture aéronautique bien plus vaste. Cela éviterait d’écrire par exemple page 204 que « l’activité aérienne, durant cet été 1943 en Touraine, va être relativement faible, pour ne pas dire absente. Cette baisse s’explique par la priorité donnée, par le commandement militaire allié, à la campagne de Sicile. En effet, l’opération Husky monopolise une force aérienne considérable. Il s’agit de la dernière répétition avant le jour fatidique du 6 juin 1944. » Le jeune auteur a-t-il réalisé l’énormité de ce qu’il a écrit ? Ou encore, page 224, lorsqu’il avance que les groupes de bombardement de l’USAAF étaient intégrés dans le Bomber Command [de la RAF] dirigé par Arthur Harris ? L’aspect technique de la guerre aérienne lui échappe aussi, car s’il connaît le dispositif Knickebein de la Luftwaffe, il n’a visiblement jamais entendu parler des dispositifs de radioguidage mis au point par les Britanniques, comme Gee ou Oboe. Autre exemple : l’auteur explique encore que la Touraine se trouve hors de portée des bombardiers anglais jusqu’en 1943. Sait-il que dès 1940 des Wellington et des Whitley décollaient d’Angleterre pour bombarder Milan et Turin et rentraient à leur base ? L’Indre-et-Loire a toujours été à la portée du Bomber Command. Seulement… il n’y avait pas encore de raison suffisante pour attaquer. De même, la masse maximale au décollage d’un bombardier détermine la masse maximale de bombes qu’il peut emporter, en fonction du trajet à effectuer : davantage de carburant pour une cible éloignée veut dire moins de bombes. Les chiffres des encyclopédies de l’aviation ne peuvent être simplement recopiés sans un minimum d’explications. Si l’ouvrage est lu par des connaisseurs de la chose aéronautique, ils corrigeront d’eux-mêmes. S’il est lu par des profanes en la matière…
Le deuxième écueil que l’auteur n’a pas su éviter est souvent commun aux auteurs « régionaux » : un manque de recul d’un point de vue géostratégique. La Touraine n’a pas été le centre de la guerre aérienne en France ou en Europe. Certes, le département a connu des bombardements, mais comparer les attaques sur Tours de février 1943 (une poignée de Mosquito, à trois reprises) avec les raids sur Hambourg de juillet 1943 (3091 sorties rien que pour la RAF) est hors de propos. L’importance du nœud ferroviaire tourangeau est indéniable, mais de nombreuses autres gares ou triages ont été autant bombardés, sinon davantage.
L’auteur confond « Point blank » et le « Transportation Plan« , et surtout à l’approche de la Libération, bombardements tactique et stratégique. Il ne perçoit pas non plus la notion de « troisième dimension » quand il écrit que « les Allemands sont obligés de déployer, à Tours surtout, de nombreuses batteries de DCA. Autant de pièces de Flak qui sont immobilisées loin du front et qui auraient été d’une grande utilité. » Avant le 6 juin 1944, cette remarque n’a pas vraiment de sens. Le front d’une guerre aérienne totale n’existe simplement pas, car la « Festung Europa » est une forteresse sans toit.
Enfin, il manque surtout une connaissance bien plus poussée des aviations alliées de la Seconde Guerre mondiale. Les bombardements aériens étant le sujet principal du livre, pourquoi n’avoir pas tenté d’identifier les appareils et unités responsables de ces raids, dans la mesure du possible ? Et c’est bien là le talon d’Achille du livre : un manque de références et de connaissances sur la Royal Air Force et l’US Army Air Force, leurs structures, leurs organisations, et partant de là, les missions de bombardement organisées sur Tours et sa région. Il est symptomatique de voir dans les sources mentionnées sur les raids aériens alliés l’absence totale des « bibles » que sont The Bomber Command War diaries de Middlebrook & Everitt, ou encore The Mighty Eighth War diary de Roger Freeman.
Là où Jonathan Largeaud a su trouver des documents en Allemagne, preuve de ses capacités d’historien et de chercheur, il n’a pas réussi à se documenter en Grande-Bretagne ou aux États-unis, alors qu’il y a paradoxalement dans ces pays des services d’archives particulièrement efficaces et complets. Certes, identifier un avion isolé qui largue deux bombes ou mitraille un train, et d’une façon générale les missions dite de « chasse libre » ou les « Rhubarb » est une tâche très ardue. Mais un raid de bombardement, prévu, organisé, est parfaitement documenté chez nos voisins, et on peut regretter que le jeune historien n’explique pas que les bombardiers qui ont bombardé Tours en février 1943 étaient des Mosquito, par exemple. La littérature spécialisée abonde outre-Manche et les archives de la RAF sont à ce point précises que l’on peut donner l’identité de chaque équipage et de chaque appareil engagé. On ne lui en demandait peut-être pas tant, mais peut-être les types d’avion, Squadrons et effectifs engagés, tonnages largués, pertes, auraient apporté un « plus » indéniable. Il aurait de cette façon pu corréler les données de la défense passive avec celles des bombardements alliés (nombre de bombes larguées, précision des résultats, etc.) et expliquer à son lectorat les raisons de la réussite d’un raid… ou celles d’un échec. En poussant cette démarche à l’extrême, il aurait même pu vérifier outre-Manche le résultat des raids du KG 27 pendant la Bataille d’Angleterre, au lieu de se contenter du seul point de vue allemand.
Dommage aussi de n’avoir jamais poussé l’investigation pour identifier les équipages et appareils perdus en Touraine. Vingt-et-un appareils alliés selon l’auteur, mais pas un seul nom, pratiquement aucun détail, si ce n’est un enterrement le 15 juillet 1944… et encore uniquement parce cela est écrit dans les rapports d’époque. Là encore, il y avait une matière première extraordinaire et pratiquement inédite qui n’attendait qu’à être cueillie et mise en valeur. Par exemple : l’avion tombé au sud de Tours dans la nuit du 19 au 20 février 1943 est le Halifax II W1012 du No. 138 Squadron, chargé d’une mission de parachutage pour la Résistance. Les huit membres d’équipage furent tous capturés, certains au bout de plusieurs semaines. Il y aurait eu tant à raconter sur cette histoire… à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté délibérée en vue d’un autre livre ?
L’iconographie est variable, tant en qualité qu’en pertinence. Elle semble rassemblée pour plaire aux différents types de lecteur. Elle a le mérite d’être réunie dans des cahiers avec un papier de meilleure qualité, ce qui est une excellente solution.
Au final, il a manqué au jeune historien un œil neuf, extérieur, par un tiers connaissant bien la guerre aérienne, et qui aurait contribué à équilibrer harmonieusement le livre, et à éviter un certains nombre de contrevérités, d’imprécisions et de présomptions.
Ces défauts ne doivent cependant pas priver le lecteur (pas seulement celui du Centre et de l’Ouest de la France), l’amateur d’histoire locale, l’étudiant de la guerre aérienne 1939-1945, de l’excellente somme de recherches sur la défense passive et sur la vie d’une population civile soumise aux raids aériens que représente cette copieuse publication. Il faut fermement encourager le doctorant en histoire qu’est Jonathan Largeaud à poursuivre, en espérant qu’il remettra son ouvrage sur le métier, avec la même rigueur et le talent qu’il a montré à étudier les sources françaises et allemandes, en se plongeant dans les archives britanniques et américaines.
Jocelyn Leclercq
*Au lieu de United States Army Air Force [NDLR]
352 pages, 16,5 x 24 cm, couverture souple