Coup de cœur 2011 |
René Darbois pilote de la liberté résonne opportunément avec le titre d’un précédent ouvrage, Aviateurs de la Liberté, le mémorial des Forces Aériennes Françaises Libres du colonel Henry Lafont auquel j’ai collaboré au titre du Service Historique de l’Armée de l’Air. Ce n’est en effet pas trahir Henry Lafont (homme de cœur et Français Libre de la première heure, évadé d’Oran vers Gibraltar à bord d’un Caudron Goéland, en juin 1940, avec René Mouchotte d’affirmer que s’il avait connu l’extraordinaire odyssée de René Darbois, il aurait certainement accepté de voir ce nom mis en valeur au sein de l’Amicale des Forces Aériennes Françaises Libres, dans les derniers temps de son activité. Quelle petite revanche posthume c’eut été pour ce compatriote lorrain : sa demande d’admission à l’Association de la France Libre avait été refusée en 1950 et hélas je ne connaissais même pas le parcours incroyable, alors qu’il s’était évadé de la Luftwaffe à bord de son Messerschmitt Bf 109G pour rejoindre les Alliés et reprendre aussitôt le combat dans l’armée de l’Air. René Darbois était bien un Français Libre, même si dans son cœur la France le lui a bien mal rendu.
Ce n’est en effet pas un hasard si dans sa préface, Francis Rapp (membre de l’Institut de France) utilise l’expression, rare mais à la signification bien précise, de « petite patrie lorraine » : de même le messin Robert Chauvin (figurant dans le Mémorial des FAFL précédemment cité), pilote de 22 ans disparu sur Beaufighter, en mer du Nord, écrivait à ses parents en juin 1940 « je pars en Angleterre pour combattre le Boche et ne reviendrai pas avant qu’il ait été chassé de ma petite patrie lorraine ». Cet attachement à la petite patrie lorraine était à la fois signe d’identité native et rejet d’une légitimité imposée par deux défaites suivies de deux annexions, de 1871 à 1918 par Bismarck puis de 1940 à 1944-45 par Hitler : « Comme les Alsaciens, ces Lorrains-là sont Français parce qu’ils ont choisi de l’être quand l’occupant leur dit qu’ils ne le sont pas. S’ils ne peuvent pas quitter la petite patrie pour s’établir dans la grande, ils ne peuvent plus être Français que de cœur et le patriotisme de cœur ne se voit pas toujours » (p.7) précise encore Francis Rapp. Comme il eût été facile pour les deux copains, les deux étudiants complices René Darbois et Oscar Gérard d’obéir sans sourciller à l’envahisseur nazi (« il est plus agréable d’être avec les vainqueurs qu’avec les vaincus » (p.164) : la France, sa ligne Maginot infranchissable, son armée glorieuse en 1918, ses hommes politiques pusillanimes et arrogants, tout fut foudroyé en quelques semaines. Mais malgré leur jeunesse, tous deux virent le visage du Mal absolu et essayèrent de retarder le plus possible leur incorporation obligatoire dans l’armée allemande : s’y soustraire ou déserter était considéré une trahison par le IIIe Reich qui avait annexé l’Alsace et la Moselle, en y imposant les administrations allemandes, la langue allemande obligatoire, les noms de rues allemands… Tenter d’échapper à cette germanisation, à ce service militaire obligatoire qui valut tant d’horreurs et de misère aux « Malgré-nous » sur le front de l’Est (et même après la guerre avec les internements par les Russes à Tambow) équivalait aussi à condamner sa famille à la déportation dans un camp. Tous deux se portèrent donc volontaires pour la Luftwaffe, avec l’idée que le long apprentissage de pilote pourrait leur éviter les combats ou même leur donnerait l’occasion de s’enfuir par les airs… Seul René Darbois, pilote de planeur émérite et bricoleur de génie, put ainsi commencer cette formation à la dureté implacable, « un chemin de croix dont les épreuves étaient conçues dans la tradition de Louvois inventeur du pas cadencé et des rois de Prusse inventeurs du Drill, le dressage militaire à la prussienne. Mais tout cela était aggravé par le régime hitlérien, dont rien ne freinait la violence » (p.45 : on reste effectivement pantois à la lecture des épreuves endurées par les élèves pilotes allemands — une future élite supposée — qui confinaient littéralement au sadisme). Résistant à toute cette adversité malgré sa nature douce, réservée et sensible, René Darbois craignait surtout de révéler ses vraies pensées et de compromettre ses projets, sa vie et celle de ses parents, bien qu’il portât une petite croix de Lorraine sur ses équipements de vol ! Après moult affectations et voyages qui l’amènent notamment à survoler et à photographier Peenemünde, il rejoignit en juillet 1944 le I./JG4 en Italie et réussit le 25 son projet d’évasion en allant poser avec son Bf 109G chez les Américains (le récit de cette évasion est le second temps fort, le deuxième acte du livre que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir !)
Troisième acte : René Darbois considéré par les Américains — peu au fait des subtilités de l’annexion de l’Alsace-Moselle — comme un pilote allemand déserteur (et quelle que soit leur nationalité, les déserteurs sont toujours mal considérés) :« Comment pouvait-il prétendre n’avoir jamais été soldat allemand alors qu’il s’était engagé volontairement dans la Luftwaffe comme aspirant-ingénieur, alors qu’il avait porté pendant dix-sept mois l’uniforme allemand, dont il portait encore le pantalon, alors qu’il avait reçu l’instruction complète d’officier à l’école d’officiers de la Luftwaffe à l’école militaire aérienne de Tülln ? Bien sûr, il avait porté l’uniforme allemand, bien sûr il avait suivi l’instruction d’officier de la Luftwaffe, bien sûr il avait le brevet de pilote de chasse sur ME 109 mais toutes ces réalités étaient superficielles, se cantonnaient à la peau du caméléon. C’était le cœur et l’âme qui décidaient de ce que l’on était vraiment. Sous cet uniforme bleu clair à croix gammée et galons d’argent se cachait un soldat français, français par conviction, par amour de sa patrie, à laquelle il avait été arraché de force. En 1940, la médiocrité française et la puissance allemande l’avaient mis sous cette camisole de force à croix gammée. Ceux qui la lui avaient mise n’avaient pas prévu qu’un homme réduit en esclavage, tôt ou tard se révolterait. Non, pas totalement. Car si le vrai coupable leur échappait, les nazis avaient la sale habitude de s’en prendre aux plus proches de la famille. Dans une rage froide, René Darbois leur jurait une vendetta sans trêve, s’ils devaient toucher à sa mère ou à son père » (p.108). Et il s’en fallut de peu en effet que ses parents ne fussent inquiétés, tant les Américains négligèrent d’occulter son évasion, allègrement éventée chez les Alliés dans la presse et à la radio. Dépouillé de tous ses biens les plus intimes, y compris par les Français, il dut (nouvelle ironie du sort) « faire ses preuves » sur Morane MS.230 au CIC de Meknès avant de reprendre le combat avec le GC I/3 « Corse » sous le pseudonyme de René Guyot. Le général Bouscat lui épingla la Croix de Guerre en le félicitant, mais pour le mettre à l’abri d’une capture éventuelle, lors de ses missions sur l’Allemagne avec son Spitfire IX, l’état-major le réaffecta au GC 2/18 où il prit part aux missions contre la poche de Royan. Mais le jour de la victoire le vit seul et désabusé : « Sensible, René Darbois avait été profondément marqué par toutes les misères qu’il avait endurées. Il était écorché vif. Que le grade d’aspirant ingénieur que la Luftwaffe lui avait conféré le 1er juillet 1944 n’ait pas été homologué par l’armée française le blessait. Elle avait fait de lui un sergent. Il estimait aussi ne pas avoir été récompensé à sa juste valeur pour le fait d’avoir livré aux Alliés un des appareils les plus performants de l’aviation allemande. Il était persuadé que les usines secrètes et camouflées de V1 et V2 avaient été bombardées dès le lendemain du jour où il en avait remis les photos aux Américains. N’avait-il pas mérité plus que la Croix de Guerre ? Il terminait la guerre triste, écœuré même et notait dans son agenda : « La domination allemande m’a rappelé que j’étais Français, l’accueil de la France m’a fait comprendre que je suis lorrain » (p.145)
Quatrième et dernier acte de la tragédie : René Darbois pratiqua l’acrobatie sur Stampe SV4 à partir de 1947 à la fameuse Escadrille de Présentation d’Étampes, sous les ordres du commandant Perrier, fut enfin nommé lieutenant peu après, puis capitaine. Mais il n’était pas encore au bout de ses déceptions : lorsqu’en 1950 l’Association des Français Libres lui refusa son admission, il lui répondit : « C’est la plus grande déception parmi toutes celles qui m’ont attendu dès le lendemain de mon évasion. Évidemment, quand on veut codifier le Patriotisme, l’on ne peut aboutir qu’à de tels résultats. Il faudrait peut-être plus de grandeur d’âme pour juger une action isolée telle que la mienne. Mais aujourd’hui la sincérité est devenue exception et je comprends que vous fassiez usage du refuge constitué par vos statuts. Être admis dans votre association m’aurait fait plus plaisir que ma Croix de Guerre ou ma Médaille Militaire. Votre refus laisse néanmoins mon honneur intact car avant tout, ma conscience est juge. Ma façon de penser ne sera pas modifiée par ce fait : la Croix de Lorraine restera mon emblème ; elle sera, s’il le faut, mon arme. C’est un droit que j’ai acquis au prix de souffrances qui font aujourd’hui ma fierté ». En 1953, il suivit aux États-Unis une formation sur hélicoptère Sikorsky puis, chef du détachement de ces hélicoptères en Indochine, il s’y distingua à de nombreuses reprises et notamment dans l’enfer de Dien Bien Phu : « Dans ces conditions souvent terribles, René Darbois sauva 561 blessés, pour beaucoup d’une mort presque certaine. Cette guerre, à laquelle il avait pris part, une fois de plus héroïquement, l’avait vraisemblablement gravement blessé. Il avait vu trop de bêtises, de médiocrité, d’absurdités et de cruautés ! » (p.156) « Le mystère des atrocités est de celles qu’une vie d’homme ne suffit pas à résoudre. En Indochine, tout se défit. Cette guerre était une psychose, une maladie mentale. Il aimait la France de toute son âme. Dommage qu’elle le lui ait si mal rendu. Il n’y a pas d’amour sans souffrance : voir un pays si mal gouverné, si mal défendu ! Le sauvetage de 561 blessés n’a pu effacer la puanteur pestilentielle de Dien Bien Phu » (p.161) Le 14 février 1955, il se donna la mort…
C’est alors qu’il se battait avec la 2e DB de Leclerc et progressait avec un convoi sur une route glacée de Lorraine que Oscar Gérard retrouva miraculeusement René Darbois en janvier 1945 ! Il ne l’avait jamais oublié et de plus possédait les carnets manuscrits de son ami : nul n’était ainsi mieux qualifié que lui pour le faire revivre le temps d’un livre, d’un magnifique et émouvant récit qui n’a pas vocation à être une biographie exhaustive. En effet, les spécialistes de la chose aéronautique ne manqueront pas de pointer quelques (rares) inexactitudes ou d’être déçus par certaines époques (la Patrouille d’Étampes, très succincte) mais l’essentiel n’est pas là. Oscar Gérard, fort de ses 88 printemps au moment où nous rédigeons ces lignes et dont l’écriture et la sensibilité nous font ressentir qu’il est un véritable humaniste (pas un fantoche se réclamant d’un pseudo humanisme comme les médias nous en présentent ad nauseam), germanophile et européen, travaillait à ce projet de témoignage sur son ami depuis longtemps mais ne pouvait le concrétiser plus tôt, accaparé par le tourbillon de l’existence. En 2000, j’ai eu la chance de tenir entre mes mains les originaux de carnets de René Mouchotte et j’eus la fierté de participer à leur réédition ; aujourd’hui que je connais l’histoire de René Darbois, grâce à Oscar Gérard, je serais à peine moins ému si je pouvais tenir en main ses propres carnets. Et l’histoire ne s’arrêtera pas là puisqu’un prochain ouvrage sur l’Histoire des hélicoptères de l’armée de l’Air évoquera également cet aviateur oublié. Finalement, je ne sais plus où j’ai entendu ou lu cette phrase « Montrez-moi un héros et je vous prouverai qu’il est malheureux » Un coup de cœur de l’Aérobibliothèque pour le Français Libre de cœur René Darbois, c’était bien le moins…
Georges-Didier Rohrbacher
(216 pages, 16 x 24 cm, broché)