Alain Decaux raconte… D’aucuns se souviennent des émissions télévisées de notre célèbre académicien fin des années soixante-dix au cours desquelles il nous régalait de ses récits relatant l’histoire. Il vient de préfacer l’ouvrage de Jacques Pradel et de Luc Vanrell, Saint-Exupéry, l’ultime secret, « un véritable thriller historique ». En historien dûment diplômé, il pose les questions : « Saint-Exupéry a-t-il été abattu par la chasse allemande ? Fut-il victime d’une panne de ses moteurs ou de ses instruments de navigation ? S’est-il donné la mort ? » Et l’on imagine notre Alain Decaux national, assis derrière une table de bois, ponctuant chacune de ses interrogations d’un lever magistral de l’index, puis asséner à ladite table un grand coup de poing rageur. Eh bien non, le téléspectateur et le lecteur en seront pour leurs frais ! « Le résultat de cette enquête hors du commun est sans appel. Il n’y a pas eu de panne. Saint-Exupéry […] est mort pour la France au cours de son dernier combat ! Mais, qui l’a abattu ?» Et là, l’index désigne le téléspectateur que vous êtes pour vous prendre à témoin.
Voilà une prose pleine de suspense haletant destinée à attirer le chaland, avide de découvrir enfin l’identité du vainqueur de l’auteur du Petit Prince.
Les deux premiers chapitres de ce « scoop sensationnel » sont consacrés à une courte biographie d’Antoine de Saint Exupéry, destinés à replacer le personnage dans son contexte. On n’y apprend rien de nouveau : le futur grand écrivain se révèle être un étudiant médiocre et échoue à deux reprises au concours d’entrée à Navale. Il renonce et tâte des Beaux-Arts parce qu’il croque volontiers de petits dessins naïfs que l’on retrouvera dans Le Petit Prince. Sa cousine Yvonne de Lestrange, qui tient salon à Paris, lui fait connaître l’éditeur Gaston Gallimard et surtout André Gide, qui le pousse à écrire. Cela, Jacques Pradel ne le précise pas. Ce détail a pourtant toute son importance quand on connaît la production littéraire de Saint Exupéry. En 1921, il effectue son service militaire dans l’aviation. Le commandant Armand Viguier, pilote au 2e régiment de chasse, à Strasbourg, était chargé d’instruire les jeunes recrues en mécanique. Il narre dans ses Mémoires sa rencontre avec le jeune Saint Exupéry : « Le major qui recevait tous les jeunes, me signala que l’un d’eux avait fait une première partie d’École Navale. Je le convoquai. Arriva un grand jeune homme au visage ouvert, respirant l’intelligence et qui me dit s’appeler de Saint Exupéry. Lui ayant exposé ce que j’attendais de lui, il me déclara […] qu’en mécanique, il n’y entendait rien et enfin qu’il était venu à l’aviation pour apprendre à piloter. Je lui fis observer que s’il était peu mécanicien, ces cours allaient lui permettre de se familiariser avec les moteurs et que, pour lui, c’était une aubaine. […] Il me revint un jour le livre sous le bras, me disant être incapable de me donner satisfaction. Du livre, il en avait coupé cinq pages… Dans sa correspondance avec sa mère, il relate cette proposition de devenir moniteur, lui demandant de l’argent pour acheter les livres nécessaires et louer une chambre en ville pour travailler dans le calme. Et sa bonne maman envoya l’argent demandé *. Ni le capitaine Bailly, ni les gradés chargés de la discipline ne purent tirer quoi que ce soit de cet être étrange, en vérité, qui devait plus tard devenir un très grand écrivain et parfois même un très grand homme. Cette petite histoire ne m’empêcha pas de lire, en son temps, les ouvrages de mon moniteur raté. »
Muté au Maroc, il passe son brevet de pilote militaire et atterrit au Bourget non sans avoir été victime d’un premier accident aérien – il en aura une demi-douzaine dans sa vie – qui le conduit à l’hôpital avec une fracture du crâne. Après l’épisode de ses fiançailles rompues avec Louise de Vilmorin et d’un emploi de vendeur de camions Saurer (il en vendra un en 18 mois), il bénéficie du soutien (encore un !) de son ancien précepteur, l’abbé Sudour, qui le recommande à Beppo de Massimi pour intégrer la société Latécoère. Antoine de Saint Exupéry est enfin pilote. La suite, tout le monde la connaît pour avoir été mille fois relayée et mythifiée par la littérature. Il était bon cependant de rappeler et d’éclaircir certains points susceptibles de déliter l’aura qui entoure le grand homme.
Après nous avoir « menés en bateau » sur une île déserte pour exhumer la dépouille d’un inconnu enseveli « dans le plus grand secret », illustre descendant d’une famille princière allemande (on se demande encore où est le rapport avec Saint Exupéry !), Jacques Pradel nous dévoile enfin le nom du responsable de la mort de l’écrivain pilote. C’est à la page 155 que l’on découvre l’aboutissement de l’enquête, de ce « véritable thriller », selon Alain Decaux. Après 64 ans de recherches, on sait aujourd’hui comment, pourquoi et pour qui est mort Saint Exupéry. « [Il] n’a pas connu ni accident ni panne. Il ne s’est pas perdu. Il ne s’est pas suicidé. Il est mort pour la France au cours de son ultime combat. Le pilote allemand qui l’a abattu est vivant. Il dépose dans ce livre. »
Certes, Horst Rippert a déposé dans le livre. Oh, pas grand-chose, juste sept petites lignes pour affirmer, 64 ans plus tard, que c’est LUI qui a abattu le P-38 de Saint Exupéry, profondément désolé d’être à l’origine du trépas de son idole.
Dans cette affaire, nous ne pouvons que souligner la pugnacité et le professionnalisme de Luc Vanrell qui ne compte pas ses heures pour tenter de remonter à la surface des vestiges d’avions de toutes nationalités, enfouis sous la vase, à des profondeurs importantes. Ses plongées ont permis à plusieurs familles de pouvoir faire leur deuil après un si long silence. Total respect !
En revanche, il est regrettable que les auteurs n’aient pas effectué un véritable travail de recherche historique. Il n’est nulle part fait mention du carnet de vol de Rippert, un document indispensable et indiscutable qui, au moins, aurait permis d’apporter un crédit à ses affirmations. Il n’a pas revendiqué cette victoire du 31 juillet 1944 alors qu’il n’a eu aucune hésitation pour les précédentes et les suivantes remportées autour de Marseille, de Toulon et de Saint-Maximin. Par contre, il apparaît de façon régulière à la même période dans les enregistrements des victoires revendiquées par les chasseurs allemands (fragiles manuscrits conservés pieusement au Bundesarchiv de Freiburg). La Luftwaffe a donc bien enregistré toutes ses victoires de l’été 44, sauf celle qui nous intéresse, hélas.
Après avoir englouti d’un seul trait les 190 pages que comporte cette histoire finalement très contemporaine, loin d’être convaincus du résultat, nous pouvons aussi regretter que l’immortel élu au fauteuil n° 9 de l’Académie française ait pu cautionner un ouvrage d’auteurs qui se satisfont d’un témoignage aussi douteux que tardif.
Il ne reste plus qu’à espérer que le carnet de vol de notre Ritterkreuzträger Horst Rippert réapparaisse avant que, faute de preuve, cette « histoire » n’atterrisse au rayon « romans » chez tous les libraires.
Corinne Micelli & Jean-Yves Lorant
* Jacques Pradel précise, page 13 : «malgré ses faibles ressources»
– Préface d’Alain Decaux