L’histoire de l’aviation nous apprend qu’elle n’a pas de singularité régionale dans le sens où elle ne donne pas d’exemple de solution locale particulière à un problème technique comme cela a pu être le cas en des temps plus anciens. Pas d’aéronautique provençale ou bourguignonne, donc, mais ce qui n’empêche pas de mettre en évidence une réponse régionale à l’intrusion de l’aéronautique, comme l’avait fait il y a quelques années Thierry Le Roy pour l’exemple de la Bretagne (Les Bretons et l’aéronautique), ou bien de se pencher sur le développement de l’activité aéronautique dans une zone particulière, ce que se proposent de faire ici les auteurs avec la métropole toulousaine, où ils enseignent chacun l’économie et la géographie au sein de l’université locale.
Si leur travail s’ouvre sur une évocation des sources historiques de ce développement, où ressortent les noms de Latécoère et Dewoitine, c’est bien à un ouvrage de géographie économique que nous avons affaire, focalisant son objet sur le développement de cette activité au cours de la période contemporaine. Cette contemporanéité peut paraître pour le moins paradoxale si on considère que la période en question est désormais plus longue que celle qui la sépare des premiers envols; mais si elle n’a pas été exempte de mutations majeures depuis 1945, elle présente pour ce qui est de l’activité aéronautique une grande homogénéité dans son approche technique et industrielle – au moins au début dans le sillage des États-unis, il faut l’avouer – justifiant le fait que le géographe puisse la considérer de manière globale.
Afin de mettre le décor en place, Guy Jalabert et Jean-Marc Zuliani retracent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale le développement des principales entreprises installées autour de Toulouse, et plus particulièrement celles qui ont été à l’origine du groupe EADS. Les choix industriels eurent bien sûr leur importance dans l’enchaînement qui a conduit à placer l’agglomération occitane en position de capitale française de l’aéronautique, mais les auteurs nous rappellent l’existence d’un certain nombre de décisions politiques importantes, comme par exemple le développement de la recherche et de l’enseignement universitaires orientés vers les systèmes automatiques et embarqués à la fin des années cinquante, dont l’existence sera décisive dans le choix de créer à Toulouse une métropole technologique dans le cadre des grands travaux de la Ve République naissante, choix qui se traduira par l’arrivée de l’ENAC et de Sup’Aéro, mais aussi du CNES.
Une part importante de l’ouvrage est consacré à détailler un aspect peu connu des impératifs de l’industrie aérospatiale et qui concerne les cascades de travaux de sous-traitances générées par la complexité toujours plus grande des programmes. De simples relations de donneur d’ordre à exécutant, les liens se sont développés sur plusieurs niveaux, avec des acteurs intermédiaires prenant progressivement une part de plus en plus importante dans la conception même des projets, Airbus faisant figure d’architecte de l’ensemble, en se gardant quelques domaines privilégiés comme les commandes de vol. La situation ambiguë de ces sous-traitants y très bien analysée, hésitant entre la nécessité de pouvoir répondre immédiatement à ce donneur d’ordres hégémonique et la tentative de se diversifier pour être moins vulnérable face à un retournement brusque de conjoncture.
Le livre se poursuit par une étude de la géographie humaine de la région toulousaine, qui met en évidence – on pouvait l’imaginer aisément – une évolution des métiers de recherche et de conception au détriment de ceux de production. On y découvre un phénomène inattendu qui concerne l’origine géographique des embauches : alors que la Caravelle avait été construite par des ouvriers embauchés localement et qui suivaient les directives d’ingénieurs venant d’écoles pour la plupart encore parisiennes, le déménagement d’un certain nombre de celles-ci combiné au développement d’écoles techniques et d’instituts universitaires locaux a renversé le phénomène, d’autant qu’il est souvent nécessaire d’aller chercher très loin certains métiers de production aux qualifications très spécifiques. Ce tissu humain, on le retrouve également analysé dans sa répartition géographique dans les limites de la ville et à sa périphérie, à coté de la manière dont les différents sites industriels sont répartis, leur nombre relativement limité rendant cette répartition essentiellement liée aux contingences historiques.
Après toutes ces considérations matérielles, Guy Jalabert et Jean-Marc Zuliani terminent en s’interrogeant sur le mythe d’une ville entièrement vouée à l’aéronautique érigée en capitale de l’aéronautique (alors que l’activité de la région parisienne dans ce domaine reste plus forte grâce aux motoristes…), embellissement d’un passé glorieux peut-être destiner à conjurer les incertitudes d’un avenir où le baril de pétrole vaudrait 400 $…
On lira donc avec grand intérêt cette ouvrage qui est aussi une référence à consulter à l’occasion, en se félicitant que les éditions Privat aient pris le risque de publier pour le grand public un travail somme toute assez pointu.
Pierre-François Mary
352 pages, 15 x 24 cm, broché