Coup de cœur 2012 |
Publié initialement en 2002 sous le titre Et maintenant tu es mort – Le siècle des bombes, ce qui lui valut à peine un article dans Le Monde Diplomatique, Une histoire du bombardement» nous propose de relire d’une manière éminemment distanciée et critique les justifications officielles et scientifiques du bombardement des populations civiles en général, une histoire rarement lue par ailleurs ou vraisemblablement jamais entendue dans les colloques où l’on soupèse les stratégies, où l’on tente de répondre à des questions telle que « En 1944 ou en 1991, l’aviation a-t-elle gagné la guerre ? »
Sven Lindqvist (ardent pacifiste suédois) avertit que « ce livre est un labyrinthe avec 22 entrées et pas de sortie » : en effet, ces 22 entrées ne correspondent pas à autant de chapitres successifs mais à des thèmes : Maintenant tu es mort – Au commencement était la bombe – L’histoire du futur – La mort vient des airs – Qu’a-t-on le droit de faire à la guerre ? – Les sauvages sont bombardés – Les bombardés deviennent des sauvages – La loi et les prophètes – De Chechaouene à Guernica – Une brillante décision – Hambourg Auschwitz Dresde, Tokyo – Le rêve de la Superarme – Hiroshima – Vivre avec la superarme – Les bombes contre l’autodétermination – La Corée – Représailles massives – Représailles flexibles – Précision chirurgicale – La bombe devant le tribunal – Rien d’humain. Et dans chacun de ces thèmes, on trouve plusieurs numéros de sections (parmi les 400 successives au total) correspondant à différentes pages dans le livre, lesquelles sections renvoient à d’autres sur le même thème, en avant ou en arrière dans le temps. Il est possible soit de lire d’une traite ces 400 sections successives qui correspondent plutôt à une « montée en puissance » qu’à une véritable trame chronologique, soit de suivre le cheminement dans le labyrinthe proposé par l’auteur. Exercice déroutant pour qui aime dévorer un livre, cheminement intellectuel intéressant qui nous ferait conclure par un énième et convenu « l’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement ! » À la lecture de la quatrième de couverture, on pourrait croire que ce livre s’inscrit de façon grossière et/ou opportune dans le contexte français des « repentances mémorielles » : « Selon Sven Lindqvist, le bombardement a d’emblée, avant même l’apparition de l’aviation, été pensé en termes de domination impériale et d’extermination : les fantasmes génocidaires [formés dans les colonies] n’attendaient que l’aviation pour trouver à s’accomplir. Le contexte colonial de l’invention du bombardement n’est donc pas tout à fait un hasard. » Mais les apparences sont trompeuses et nous avons été tout simplement édifié par le travail de Sven Lindqvist, qui pour le coup vaudrait bien un colloque.
La « politique de la canonnière » (qui consistait à envoyer des navires de guerre bombarder les « sauvages » récalcitrants) a en effet magnifiquement trouvé dans l’avion un nouveau moyen économique pour les empires occidentaux de conquérir, contrôler ou réprimer les peuples des colonies : dès 1911 avec la mission d’un Blériot italien contre l’oasis de Tagiura (Libye), puis avec les « opérations de pacification » des Français (Maroc, Syrie) des Espagnols (Maroc), des Anglais (Soudan, Afghanistan, Irak, Somalie, Birmanie, Inde), des Américains (Philippines). Le « raccourci colonial » était interdit en Europe, mais la Première Guerre mondiale montre que « la modernisation des armes rend pratiquement impossible une victoire sur des armées ennemies de force égale. Il est alors tentant de passer par le raccourci colonial : frapper directement la population, chercher à obtenir » l’effet moral » au lieu des succès militaires rendus impossibles, et autoriser entre nations européennes » la dévastation pure et simple » que les lois de la guerre interdisaient jusque-là. » Convention de Genève, Conventions de la Haye, Accord de Londres, les grandes puissances édictent progressivement des codes, des lois de la guerre qu’ils ne s’appliquent que partiellement et pas du tout aux autres, « les rebelles, les infidèles et les sauvages. » Cette impitoyable politique d’expansion colonialiste est reprise et appliquée sans hésiter par les nazis qui poussent le racisme à l’extrême. Sven Lindqvist reprend la thèse de l’historien David Wyman selon laquelle « même si le bombardement des villes [par les Alliés, en 1942] n’était pas encore efficace, les Allemands craignaient une escalade de cette guerre de bombardement. Et les Britanniques le savaient. Ils avaient quelque chose à offrir, qui intéressait les Allemands. Ils auraient pu proposer de reporter, jusqu’à nouvel ordre, le bombardement de femmes et d’enfants allemands, en échange d’un report allemand, jusqu’à nouvel ordre, de l’assassinat de femmes et d’enfants juifs. » Et Lindqvist d’ajouter que l’Angleterre et les États-Unis redoutaient davantage une émigration massive des juifs d’Europe de l’Est que leur extermination, tandis que le Bomber Command obligeait les Allemands a investir d’importantes ressources pour la défense de leurs villes (le « deuxième front » soutenu devant Staline jusqu’au débarquement de Normandie). Cette thèse de Wyman nous paraît peu crédible si l’on songe que la guerre était déjà totale — Totale Krieg — bien avant les vociférations de Goebbels au Palais des sports de Berlin, en février 1943. Hitler ne considérait-il pas que peu importait l’anéantissement éventuel de son peuple, s’il n’était pas assez fort pour vaincre ? N’affirmait-il pas que les bombardiers alliés lui évitaient de raser lui-même ses villes, dans le cadre de ses projets architecturaux grandioses ? Et peut-on penser raisonnablement que la machine de guerre colossale qu’était le Bomber Command aurait réussi des bombardements nocturnes de précision sur des objectifs strictement militaires, voire des bombardements de jour, ou même aurait été reconvertie au pied levé ? À l’issue de ce second conflit mondial, la Charte des Nations Unies de 1945 prévoit l’égalité des droits et de l’autodétermination des peuples. Les puissances coloniales continuent d’affirmer le droit du conquérant, partout où leurs bombardiers peuvent préserver une suprématie européenne à Sétif, Damas, Madagascar, en Algérie, à Sakiet-Sidi-Youssef, en Malaisie, au Kenya, en Corée, au Vietnam…
Sven Lindqvist montre bien que pendant ce temps-là, dans les opinions publiques occidentales, à la peur des bombardements classiques (qu’il a vécu dans un abri antiaérien en Suède) succède celle (nommée « dissuasion ») de la « superarme », la bombe nucléaire. Des peurs entretenues régulièrement et bien avant les débuts des plus lourds que l’air par de multiples romans d’anticipation, dont il nous donne des extraits édifiants. Et si à certains égard la réalité a dépassé la fiction, les universitaires peuvent continuer de gloser autour de Douhet ou des autres apôtres de l’Apocalypse, car « même quand l’aviation est utilisée pour tuer des hommes au sol, la guerre aérienne est généralement considérée comme plus pure et plus noble que les autres formes de guerre. Les aviateurs font figure de duellistes de l’air, de chevaliers modernes s’affrontant dans un tournoi céleste. » Le livre s’achève avec le problème essentiel de la guerre aérienne : la mise à distance de la guerre, l’abstraction de la chair et du sang, des victimes et de leurs souffrances. Le bombardement a permis d’envisager la guerre sans émotion, comme une science trouvant ses derniers avatars avec la robotisation et l’utilisation de drones.
Le bombardement des civils, par obus d’artillerie ou bombes aériennes, est tout simplement inscrit dans les gênes de la guerre car bien avant l’arrivée de l’avion, « la prétendue immunité de la population civile découlait tout simplement de la portée limitée de l’artillerie. » Si l’on est prêt à dépasser ce que nous appelons la « techno-bellico-béatitude », il faut absolument lire cette œuvre très bien documentée et pertinente — donc forcément dérangeante et salutaire — qui se situe au-delà de cet horizon fatal de la pensée* imposé par les guerres depuis le XXe siècle, sans qu’on puisse encore en discerner « le début de la fin »…
Georges-Didier Rohrbacher
392 pages, 13,5 x 21,9 cm, broché
* « La guerre s’est imposée au XXe siècle comme l’horizon fatal de la pensée » Jean-Paul Dollé, dans « Écrire la guerre, de Homère à Edward Bond », Magazine Littéraire n°378/juillet-août 1999
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