L’homme a marché sur la Lune. Oui, et alors ? Après la conquête de l’air puis cette aventure motivée par la Guerre froide et la course à la suprématie spatiale des deux grandes superpuissances USA/URSS, après la fascination des Terriens pour ce premier saut dans la périphérie immédiate de la planète bleue, qui peut dire exactement, pour paraphraser l’astronaute Neil Armstrong, en quoi ce petit pas pour l’homme a véritablement été un bond de géant pour l’humanité (même après que onze autres astronautes en aient fait autant ensuite) ? Voilà la question que l’on peut se poser, a fortiori en connaissant les origines meurtrières des fusées Saturn, de ce dénouement lunaire spectaculaire et aussi rapide, dus essentiellement au célèbre Wernher Von Braun. Le prix à payer pour arriver à la célèbre mission Apollo 11 du 20 juillet 1969 n’eut en effet rien d’anecdotique, même en regard du formidable exploit technologique.
Stefan Brauburger (auteurs de documentaires et films historiques pour la chaîne de télévision allemande ZDF, professeur de politique internationale et de journalisme) explique sobrement, clairement comment cet homme doué d’une prodigieuse intelligence, d’un grand charisme et d’une force de travail colossale, dont le seul but était depuis sa plus tendre enfance d’aller sur la Lune, a pour ce faire oscillé tout au long de sa carrière fulgurante entre un docteur Faust (qui concluait très tôt un pacte avec le Diable, en l’occurrence Hitler et les nazis), un Méphisto (qui abusait ces mêmes dignitaires du Mal sur l’efficacité réelle de ses « armes de représailles ») ou un simple apprenti-sorcier impuissant devant les effets de ses travaux : « Il se complut dans ces rôles de l’expérimentateur, du chercheur et du constructeur et ne voulut pas se tourmenter en réfléchissant aux possibles conséquences de ses actes ». Naturellement, il faut toujours prendre garde de ne pas juger les hommes d’une époque antérieure à l’aune de nos propres convictions ou de la morale du moment mais tout de même : si l’intelligence et la conscience humaine finissaient enfin par s’émanciper de la violence, peut-être serait-il encore temps de nous interroger sérieusement, concrètement, sur les limites que les scientifiques devraient mettre à leurs expérimentations, dès lors qu’elles seraient susceptibles d’être utilisées à des fins dominatrices et/ou destructrices (problématique vieille comme notre monde, certes) plutôt que de nous abandonner à une techno-bellico-béatitude. Pouvait-on, peut-on en effet ignorer les dix mille prisonniers des camps de concentration morts dans l’usine Mittelbau-Dora et les trois mille autres personnes tuées aveuglément par les V2, faire une distinction entre le centre de recherches des scientifiques de Peenemünde et l’usine de mort de Dora, séparer la technique de la violence, l’expertise de la responsabilité morale ? Wernher Von Braun savait-il à quel prix les V2 étaient construites ou ne voulait-il rien voir, comme ceux qui se réfugièrent au Procès de Nuremberg derrière les ordres reçus ou les impératifs immédiats de la guerre ? Et le plus immoral n’était-il pas qu’à peine capturés, les chercheurs allemands du programme des fusées furent « recyclés » sans état d’âme par tous les vainqueurs de 1945 (y compris la France) dans la réalisation de missiles nucléaires pour la Guerre froide ? En 1969, l’homme marchait sur la Lune certes, mais sept années auparavant, le monde frôlait l’apocalypse nucléaire avec la crise des missiles de Cuba !
Contrairement à la présentation de la quatrième de couverture, nous ne ressentons pas que Stefan Brauburger ait rédigé ce livre « entre hagiographie et haine » ou comme un éventuel procès à charge. Bien au contraire, toute la montée en puissance de Von Braun y est décrite sobrement, lucidement, méthodiquement, en essayant de faire la part entre ombre et lumière, sans jamais oublier que son comportement « était à l’image de son époque, qui fut marquée par les guerres et les crises » ou qu’il n’était qu’un humain avec ses forces et ses faiblesses. Mais aussi, « en corollaire de son parcours, figure le constat que technique, pouvoir et morale ne se situent en aucun cas dans des mondes parallèles, mais qu’ils sont constamment imbriqués. Le technocrate purement fonctionnel est dépassé. On est aujourd’hui en droit d’attendre d’un scientifique qu’il soit conscient de ses responsabilités ». Au-delà de cette parabole, précisons (tout de même !) que les amateurs de fusées en général, des V2 en particulier (dont l’auteur démontre bien qu’elles auraient raccourci la durée de la guerre, à l’avantage des Alliés) se régaleront de toutes les précisions historiques et techniques qui jalonnent cette biographie passionnante.
Georges-Didier Rohrbacher
320 pages, 14 x 21,5 cm, broché