La Manche est une mer à dimension humaine, et elle constitue pourtant depuis longtemps et très régulièrement le juge de paix de bien des entreprises qui veulent se prouver à elles-mêmes et démontrer aux autres leur potentiel… à moins qu’elles ne révèlent leurs limites ! Elle impose par sa distance un effort soutenu mais mesuré dans le temps, constituant en cela une charnière départageant l’action légère de celle réfléchie et menée avec ténacité. Par son côté maritime, elle refuse la facilité d’un parcours tout sécurisé à ceux qui se lancent : l’échec sera patent car toute faiblesse interdira un nouveau départ après une simple pause. Ajoutez-y la situation géographique entre deux pays historiquement – et toujours – parmi les plus dynamiques, et le potentiel médiatique peut être énorme.
Nous avions évoqué il y a un semestre l’entreprise de Stéphane Rousson (Voyage à la lisière de l’utopie), soulignant le chassé-croisé qu’avait mené par hasard ce dernier avec Yves Rossy. Force nous est de constater que cela se poursuit dans l’édition avec ce récit de Thierry Peitrequin relatant la première traversée maritime d’un « homme volant ».
Notons ici un paradoxe : l’ouvrage débute par une étude assez complète du vol humain, qu’il soit de l’époque antique, rêvé, musculaire, plané ou cuisant échec. Et Yves Rossy (alias « Jetman » ou encore « FusionMan ») de s’inscrire dans cette lignée. La démonstration vous convaincra peut-être plus que nous, mais toujours est-il qu’elle a son importance à deux titres : l’esprit (et la motivation) de l’homme et la perspective de l’évolution, donc du chemin parcouru (et des enseignements à en tirer).
Car passée cette première partie un peu froide, on découvre un touche-à-tout de la troisième dimension, jamais rassasié. Ce qui l’amène à repousser, repenser certaines activités aériennes, cela tout en menant sa profession de pilote. La dualité est là : rigueur du commandant de bord et audace du défricheur. Nous sommes alors happés par un récit qui semble plus léger (normal ! l’iconographie va en se densifiant toujours plus). Méfiez-vous pourtant de ce tourbillon : les indices du coût réel sont ténus. S’ils vous échappent, vous aurez certes partagé un parcours semé d’embûches mais finalement très plaisant car les paysages, les ailes et la tenue de vol sont toujours impeccables. Mais en loupant le passif d’une entreprise dévorante, comprendrez-vous qu’Yves Rossy, tout précurseur qu’il est, est avant tout un homme, au récit faussement peu banal. Il tutoie désormais une dimension que personne n’a abordée jusque là, mais une fois posé, il est simplement humain. L’a-t-il lui-même compris ?
L’auteur, en se concentrant sur le sujet du vol ailé, livre pourtant un récit simple et juste. Il garde la dimension de la longue persévérance que l’album photo (qu’est alors pratiquement devenu le livre) ne peut restituer. Le texte reprend sa suprématie au posé de la traversée : nous aussi devons redescendre des cieux. On peut alors refermer l’ouvrage comme un simple album de souvenirs ou se retrouver à réfléchir longuement sur cette aventure et ses suites.
Avec une approche du vol diamétralement opposée à celle de Stéphane Rousson, le moindre des paradoxes n’est-il pas de voir que finalement ces deux hommes ainsi que leurs récits nous mènent au même point ? Et plus encore, que ces deux livres se font mutuellement caisse de résonance en dépit de leur dimorphisme ! Voici une expérience de lecture peu banale, et pas forcément par là où l’on pouvait s’y attendre le plus !
François Ribailly
144 pages, 30 x 21 cm